Les grèves de mai-juin 2003 en France

La France a connu depuis un an de grandes manifestations d’Union Nationale: la grand messe démocratique du printemps 2002 (élection du président, victoire de Chirac contre Le Pen), puis la mobilisation derrière Chirac défenseur de la Paix, de la Démocratie, du style Européen menacé par l’Impérialisme Américain en Irak. Dans cette période, l’unanimité était de rigueur, peu de voix dissonantes critiquaient la défense du capitalisme derrière celle de la démocratie, la défense de l’impérialisme français (ou européen) derrière les attaques contre les USA. Mais les réalités économiques, les nécessités intérieures de la société capitaliste française ne pouvaient pas être masquées bien longtemps. Qu’on le veuille ou non, le prolétariat et la bourgeoisie existent toujours et leur antagonisme est toujours présent. Dans la concurrence acharnée que se livrent les différents capitalistes, nos patrons, leur État, sont bien obligés de prendre des mesures anti-ouvrières, même si cela met en danger l’unanimité nationale. C’est dans ce cadre que le gouvernement, dès la rentrée scolaire de septembre 2002 a commencé à prendre des mesures pour faire des économies dans le secteur de l’Éducation Nationale. En France plus d’un million de personnes, enseignants bien sûr mais aussi agents d’entretien et de maintenance, personnels administratifs, psychologues scolaires, infirmières ou médecins, surveillants de collèges ou lycée, travaille pour le ministère de l’Éducation Nationale. Si la majorité a un statut de fonctionnaire, de nombreuses personnes sont précaires, effectuant des vacations, embauchés dans le cadre des mesures de précédents gouvernements pour masquer le chômage, ou étudiants payant leurs études en étant surveillant. L’annonce de la suppression de ces emplois a enclenché un mouvement de grèves dans les écoles et collèges des zones les plus défavorisées. Par la suite, le gouvernement a décidé le transfert de la majorité du personnel non enseignant aux régions, ce qui a été compris comme le début du démantèlement de l’EN, de la privatisation, et en tout cas de l’aggravation des disparités entre établissements. Alors que les syndicats (1) appelaient aux sempiternelles "journées d’action", certains établissement sont partis en grève reconductible dès le mois de mars, en particulier dans la banlieue Nord de Paris ou à Marseille. Ce mouvement, très isolé s’est développé sans apport des directions syndicales. Dès ce moment là, elles ont organisé les habituelles journées d’action. Le but étant d’organiser et rassembler les travailleurs derrière eux pour leur permettre d’être en position de force dans des négociations avec l’Etat. Il est amusant de constater que, dans cette période, les journalistes annonçaient, à chaque journée d’action, "le mouvement s’essouffle ..." et que c’est d’essoufflement en essoufflement que l’on est arrivé à une paralysie quasi générale de l’EN! (Par exemple, les taux de grévistes ont atteint les 90% certains jours dans la région de Marseille.)

Une attaque allait alors accélérer le mouvement: l’annonce du plan de réforme des retraites (2). Préparée depuis plusieurs mois après avoir longtemps été différée pour être éloignée des campagnes électorales, c’est une attaque de grande ampleur, visant, au nom de l’équité, à dégrader les retraites des fonctionnaires comme l’ont été celles des travailleurs du privé en 1993. A partir de ce moment là donc, tous les travailleurs de l’État étaient directement touchés. Fidèles à leur stratégie, les directions syndicales ont appelé à une journée de grève et manifestations dans la fonction publique le 13 mai, en appui à la négociation qui s’ouvrait avec le gouvernement. Comme toujours, les syndicats doivent prouver au gouvernement ou aux patrons qu’ils représentent les travailleurs et qu’ils peuvent maîtriser la combativité ouvrière. Ils doivent pouvoir obtenir quelque chose pour les travailleurs qui puisse être présenté comme "une avancée" ou au moins une limitation de l’attaque subie. Cette stratégie a rencontré, le 13 mai, un mécontentement ouvrier de très grande ampleur. Dans plusieurs administrations, le nombre de gréviste à atteint des niveaux historiques, rarement vus depuis 1968. Les manifestations ont aussi été massivement suivies. Cette mobilisation s’est retrouvée dans la question de la poursuite de la grève le lendemain. Alors que la seule perspective que les confédérations donnaient aux travailleurs était ... une manifestation le dimanche 25 mai, les secteurs traditionnellement les plus combatifs: SNCF, Transports parisiens (RATP) par exemple, reconduisaient la grève pour le 14. C’est pourtant au nom d’une stratégie de négociations (le calendrier des négociations s’étalant jusqu’en juin) et de la spécificité de ces travailleurs (qui ont un régime de retraite spécial, non concerné par la réforme d’aujourd’hui - bien que ces travailleurs ne se fassent aucune illusion sur l’avenir de leur propre système de retraite) que les directions syndicales et spécialement la CGT a fait reprendre le travail en mettant en avant la manifestation du 25 mai et surtout une nouvelle journée de grève début juin.

C’est le moment que choisissait la CFDT (2ème Confédération syndicale par le nombre de militants, d’élus etc.) pour signer un accord, sans obtenir d’améliorations du texte initial autre que marginale.

A la suite de ces manœuvres, la mobilisation a pris une tournure très contrastée selon les secteurs et les régions. Les mois de mai et juin ont étés rythmés par les "temps forts", journées d’action appelées par les confédérations, pendant lesquelles se déroulaient des manifestations monstres. Entre ces journées seul les travailleurs des secteurs les plus combatifs restaient en grève. Dans cette période là, les directions syndicales ont donc réussi dans la grande majorité des secteurs à imposer leur calendrier de lutte, soit un jour par semaine. Dans les transports publics, point de mire de tous, travailleurs comme gouvernement, par sa capacité de blocage, les directions, le gouvernement et plusieurs syndicats ont joué sur les spécificités pour démobiliser les travailleurs. Il fallait à tout prix désamorcer une éventuelle généralisation début juin.

Le 3 juin, c’est effectivement des travailleurs relativement essoufflés qu’ont rejoint les cheminots de la SNCF et autres travailleurs des transports, eux-même divisés. Et si effectivement cette journée à été une nouvelle réussite, la poursuite du mouvement n’a été que minoritaire, la généralisation à toute la fonction publique ne s’est pas faite. Les grévistes ont néanmoins tenu plus d’une semaine, malgré la démoralisation entretenue par les directions syndicales et les médias (le mouvement s’essouffle a encore été le mot d’ordre des informations télévisuelles et autre).

C’est donc un mouvement de grande ampleur qui s’est déroulé ces mois de mai et juin. Même s’il ne s’agit que de balbutiements, on peut le considérer comme une reprise de la lutte de la part des travailleurs, tout au moins sur le plan économique. Le caractère de classe de ce mouvement était nettement affirmé. De façon claire, il s’agissait de défendre ses conditions de travail, des collègues licenciés, son propre salaire de futur retraité. Les travailleurs de l’EN, généralement très influencés par l’idéologie de "l’Ecole de la République" ont appris que, République ou pas, c’était sur leur dos que l’Etat voulait faire des économies. Ces travailleurs ont sentit que leur mouvement, pour être fort, devait s’étendre, non seulement aux autres travailleurs de l’EN, mais aussi au reste de la fonction publique. Et souvent, des travailleurs de base, sans attendre de consignes syndicales (qui ne seraient pas venue) sont allés à la rencontre d’autres travailleurs. Un autre phénomène nouveau a été la mise en place d’Assemblées Générales Interprofessionnelles. Selon les endroits, ces assemblées ont été soit un lieu d’expression ouvrière libre, soit au contraire strictement contrôlées par les Confédérations. Car ce mouvement n’a pas remis en cause la logique syndicaliste. La plus grande partie des participants n’a pas compris la tactique des Confédérations. Ils voyaient le sabotage de leur lutte mais ne comprenaient pas la raison de ce sabotage. Une autre faiblesse vient du fait que les travailleurs n’ont pas su se donner une organisation forte. Au-delà des Assemblées Générales, pour échapper aux directions syndicales, il faut élire des délégués pour des assemblées de secteur et de ville qui préparent les actions à mener et généralise le mouvement. Cette alternative au pouvoir des Confédérations n’a pas été posée.

Comme dans d’autres pays européens, cette attaque contre les travailleurs ne restera pas isolée. L’État, que ce soit pour assurer la position des entreprises dans la concurrence mondiale par la réduction de la pression fiscale et la réduction de ses dépenses sociales mais aussi pour favoriser le développement de la protection sociale privée au profit du grand capital financier, doit démanteler toujours plus ses prestations sociales, reflet de la période ascendante de l’après guerre. Ainsi le gouvernement a annoncé la réforme de la Sécurité Sociale. Pour se protéger, il met en avant la notion de service public et de service minimum: le but est de rendre impossibles ou inoffensive les grèves. Tout un arsenal de mesures que les travailleurs auront à combattre, forts de l’expérience qu’ils ont eue ce printemps.

(1) L'EN est en France le seul secteur à forte syndicalisation. Une seule organisation, la FSU domine très largement. Indépendante des Confédérations elle est un modèle d'intégration à l'administration et est organisée de façon très corporatiste (syndicat des instituteurs, des professeurs, des professeurs de sport, des agents d'entretien, etc...). A sa gauche SUD Education commence à peine à exister.

(2) Réforme des retraites pour les seuls fonctionnaires, puisque le régime général, concernant les salariés du secteur privé, a changé en 1993. Les (SNCF, RATP... etc.) ne sont pas (pour le moment) concernés.