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Accueil ›Mouvement paysan en France et en Europe : comme toujours, c'est la bourgeoisie qui sort grande gagnante !
Le 1er février 2024, les dirigeants des deux principaux syndicats agricoles majoritaires en France, la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, ont annoncé lever les blocages de tracteurs qui paralysaient le trafic routier vers Paris. Cela fait suite aux mesures annoncées par le premier ministre Gabriel Attal, à savoir un soutien financier de l'ordre de 400 millions d'euros (1), l'opposition au traité de libre-échange entre le Mercosur et l'Union Européenne, et la mise à l'arrêt temporaire du plan Ecophyto, visant à réduire de 50% le recours aux produits phytosanitaires d'ici à 2030. Beaucoup d'agriculteurs mobilisés sont donc rentrés chez eux (surtout ceux de la FNSEA et des JA en réalité), après deux semaines de « lutte » et de blocages, manifestement heureux de pouvoir continuer à faire des profits sur le dos de la santé des travailleurs, en poursuivant un modèle d'agriculture intensif, productiviste et extrêmement pollueur.
Néanmoins, dans toute une série de pays européens, comme l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Espagne, la Roumanie ou la Belgique, les mobilisations d'agriculteurs continuent. Les raisons sont très diverses : contestation des normes écologiques européennes et du libre-échange, suspension des hausses de taxes décidées par les gouvernements (sur le gazole non routier par exemple), encadrement des marges de l'agro-industrie et de la grande distribution ou encore demande de subventions étatiques pour faire face à la crise économique. Dans un précédent article, nous avons évoqué les raisons structurelles de la crise que connaît l'agriculture capitaliste (2). Ici, nous chercherons davantage à analyser la nature de classe du mouvement des agriculteurs en Europe (en France en particulier), et à réaffirmer la pertinence de l'analyse marxiste concernant la question paysanne.
Un mouvement bourgeois ?
A première vue, la paysannerie constitue un groupe social unique, caractérisée par la possession privée de la terre en vue de la cultiver pour rentabiliser son exploitation et accroître son capital. En réalité, il existe des clivages de classe au sein de l'agriculture, entre petits paysans, moyens paysans et grands propriétaires terriens. En France, 36% des exploitations agricoles étaient considérées comme des petites exploitations en 2010. Parmi elles, près de 80% n'emploient pas de salariés. Ces exploitations font en moyenne 11 hectares, contre 108 hectares (voire plus) pour les grandes exploitations agricoles. Les grandes exploitations, moins nombreuses que les petites et moyennes exploitations, représentent malgré tout 63% de la surface totale cultivée (3). Nous voyons donc, avec ces quelques chiffres, que les intérêts au sein de la paysannerie ne sont pas similaires : la petite bourgeoisie cherche, de manière illusoire, à « pouvoir vivre de son travail » de manière indépendante, alors que les grands capitalistes agricoles veulent maximiser leur production et agrandir toujours plus la surface cultivable par des procédés dangereux pour la santé humaine et les sols.
Pourtant, ce mouvement, malgré son hétérogénéité sociologique, s'inscrit pleinement dans un cadre bourgeois et « poujadiste ». En effet, la petite et moyenne paysannerie, bien que présentes en masse dans ce mouvement, ont été complètement manipulées dans un mouvement dirigé par les grands agriculteurs et leurs principaux syndicats intégrés à l'appareil d'État, à savoir la FNSEA, les JA et en partie la Coordination Rurale, qui a joué un rôle moins important. Les revendications concernant les prix planchers ou une meilleure rémunération, alors que beaucoup d'agriculteurs vivent et travaillent dans des conditions déplorables, ont été totalement balayées au profit de revendications visant à s'assurer un maximum de profits : moins de normes, moins de taxes, moins de contrôle (4). La lutte des agriculteurs, animée par la droite et l'extrême droite, notamment en Allemagne et en France, se résume donc à soutenir des revendications bourgeoises, anti-écologistes et souverainistes (xénophobes), totalement étrangères à la classe ouvrière. Qu'y a-t-il donc à soutenir dans la demande d'empoisonner encore davantage la nourriture et les sols, de « produire français » en s'attaquant aux prolétaires étrangers notamment routiers (5), et de pouvoir exploiter en toute liberté les ouvriers agricoles sans salaire minimum légal, comme cela est demandé en Allemagne ? Absolument rien !
Par ailleurs, une preuve supplémentaire du caractère bourgeois de ce mouvement est la réaction des autorités françaises : extrêmement forte avec le mouvement ouvrier, et particulièrement faible avec les agriculteurs, malgré un niveau de violence bien supérieur et visant en particulier des bâtiments publics. Ce mouvement ne représentait en rien une menace pour l'ordre bourgeois. Au contraire, par son encadrement syndical, il visait à le préserver. C'est à la réaction du pouvoir que l'on voit en fin de compte qui représente vraiment le « spectre qui hante l'Europe » : ce ne sont pas les quelques tracteurs sur les routes, mais bel et bien la force de millions de travailleurs conscients, prêts à la lutte finale, décisive, contre le Capital.
Quelle perspective pour les marxistes ?
Si, de l'extrême droite à l'extrême gauche, tous les partis de la bourgeoisie ont soutenu ce mouvement (6), cela n'est pas notre cas. Comme nous l'avons rappelé dans notre précédent article, la paysannerie pauvre et moyenne est en effet condamnée, en tant que groupe social, par l'avancée des grandes exploitations, la financiarisation et la pression croissante des groupes agro-industriels et de la grande distribution pour augmenter leurs marges. Le capitalisme condamne nécessairement la petite bourgeoisie au profit de la grande propriété par la concentration et la centralisation du capital : c'est un fait. Pour autant, cela ne veut pas dire que nous devons hâter ce processus, au contraire. Engels, dans son ouvrage La question paysanne en France et en Allemagne écrit en 1894, expliquait ainsi que :
le programme français [le programme du Parti Ouvrier Français de 1892, rédigé par Jules Guesde et Paul Lafargue] a tout à fait raison de dire que nous prévoyons la mort inévitable du petit paysan, mais que nous n'avons pas pour mission de la hâter par une intervention de notre part. Deuxièmement, il est tout aussi évident que lorsque nous serons en possession du pouvoir d’État, nous ne songerons même pas à exproprier de force les petits paysans (que ce soit avec ou sans indemnité), comme nous devrons le faire dans le cas des grands propriétaires fonciers (7).
Cela témoigne de la clarté de la position marxiste, et du fil rouge révolutionnaire que nous partageons : expropriation immédiate et sans indemnité des grands propriétaires fonciers, « neutralisation » de la paysannerie moyenne, et recherche du soutien de la petite paysannerie, non par des mesures démagogiques et par la dilution du programme de classe, mais plutôt en expliquant son nécessaire déclin, et la force que représente pour elle la grande exploitation collective pour sortir enfin de la misère capitaliste. Nous ne sommes évidemment pas insensibles aux souffrances que subissent les petits agriculteurs, souffrances qui poussent certains jusqu'au suicide. Nous leur disons que la solution ne réside pas dans des mobilisations confuses au profit des agro-industriels de la FNSEA, mais dans une lutte féroce contre le capitalisme et ses effets dévastateurs sur l'agriculture. Évidemment, le rapport à la paysannerie ne doit pas être le même en Europe et en Asie ou en Amérique latine, où beaucoup de paysans sont des semi-prolétaires sans terres, ou alors en situation de quasi-servage, mais une analyse plus poussée dépasserait le propos de cet article.
Finalement, ce mouvement en dit beaucoup sur la situation de la lutte de classe : il montre que, pour l'instant, nous ne pouvons compter sur la petite paysannerie pour instaurer un rapport de force avec la grande paysannerie, car elle n'a pas su ou n'a pas voulu l'instaurer lors de ce mouvement (bien que cela puisse évoluer favorablement dans le futur). Il montre aussi le danger fondamental que représentent à nouveau la gauche et les syndicats, chargés d'éliminer le peu de conscience de classe qui existe par la collaboration des classes. Cela montre, surtout, que la seule solution passe par la classe ouvrière, et son Parti communiste international, qui elle seule peut renverser le système capitaliste, car elle n'a rien d'autre à perdre que ses chaînes, et un monde à gagner.
Xav 3/02/24Image : Blocage routier improvisé le 19 janvier 2024 par les Jeunes agriculteurs et la FNSEA en Occitanie (CC BY-SA 4.0), Raymond Trencavel, fr.wikipedia.org#
Notes
(2) La crise agricole : Modèle parfait de la crise capitaliste actuelle leftcom.org
(3) Pour ces différentes données, voir : Pauline Lecole. Les petites exploitations agricoles françaises : types, contributions et soutiens. Notes et Etudes Economiques, 2021, 50. hal.inrae.fr
(4) Cette dénonciation du « trop plein d'état » s'inscrit dans une dénonciation plus générale du droit du travail. Ainsi, en 2004, la Coordination Rurale du Lot-et-Garonne a soutenu un agriculteur qui avait abattu deux inspecteurs du travail qui enquêtaient sur les conditions de travail de ses saisonniers migrants. monde-diplomatique.fr
(5) Le 30 janvier 2024, dans le Gard, des agriculteurs cagoulés s'en sont pris violemment à un routier étranger, du fait du transport de produits alimentaires étiquetés en dehors du territoire français.
(6) Le PCF, la France insoumise, le NPA, LO, Révolution Permanente, l'Union communiste libertaire, la Confédération paysanne, la CGT... tous ces groupes bourgeois ont soutenu, de manière plus ou moins critique, ce mouvement, voulant réaliser la « convergence des colères ».
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