Loi immigration : honte pour la République ou nouvelle arme anti-ouvrière ?

Le 19 décembre 2023, après qu'un compromis ait été trouvé entre le gouvernement d'Élisabeth Borne et la droite parlementaire, la loi dite « asile et immigration » a été adoptée à l'Assemblée nationale, par 349 voix pour et 186 voix contre. Ce projet de loi a engendré un important scandale politique, notamment à gauche, et y compris au sein du gouvernement et de la bourgeoisie « humaniste », puisqu'il reprend globalement la quasi-totalité des mots d'ordre historiques défendus par l'extrême droite, de la « préférence nationale » à la déchéance de nationalité en passant par la restriction sévère de l'immigration et du droit du sol.

De nombreux responsables de la gauche politique et syndicale ont ainsi dénoncé un projet contraire aux « valeurs de la République », cette même République qui vantait, lors du discours de Jules Ferry en 1885, les mérites de la colonisation pour éduquer les « sauvages » (1), cette même République qui massacrait les peuples colonisés en Algérie ou en Indochine, cette même République qui, enfin, après avoir poursuivi le néocolonialisme, appauvri l'Afrique, volé toutes ses ressources, décide, depuis des décennies, d'empêcher les réfugiés de vivre dignement, pour pouvoir mieux les exploiter et les laisser mourir dans les « eaux glacées du calcul égoïste » en fermant les frontières ou en restreignant le peu de droits sociaux qu'il leur reste. Cette République bourgeoise n'a aucunement été ébranlée par cette loi : au contraire, ses principes en ont été confortés. Le système capitaliste repose sur la division entre travailleurs étrangers et « nationaux », sur la sur-exploitation du prolétariat étranger, ce que permet cette loi en désignant l'immigré comme responsable de tous les maux, et en le transformant en main d’œuvre docile, sans aucun droit ni protection face au capital (les préfets peuvent en effet décider de la délivrance ou non des titres de séjour en fonction, entre autres, de la position de l'employeur !).

Cette loi s'inscrit dans un contexte particulier, celui d'attaques de plus en plus intenses contre tous les prolétaires, notamment étrangers. Les lois immigration visant à renier toujours plus les droits des réfugiés se succèdent depuis des années. Qu'ont donc à dire tous les tartuffes partisans du fameux « barrage républicain », et de la soi-disant « différence de nature » entre le libéral Emmanuel Macron et la fasciste Marine Le Pen ? Rien du tout. En réalité, on voit bien que, de la « gauche » à l'extrême droite du capital, tous appliquent les mêmes politiques anti-immigrés et xénophobes (2). Ces lois n'empêchent aucunement les immigrés de venir, elles les empêchent en revanche de survivre et les condamnent à mort. Les flux migratoires correspondent à un phénomène mondial qui va continuer de croître, du fait de la misère, des guerres, des famines et à présent du dérèglement climatique. Ce ne sont pas les frontières qui les empêcheront d'augmenter en nombre et en intensité : les réfugiés continueront, au péril de leur vie, de fuir pour un autre avenir. D'ailleurs, contrairement à ce que souhaitent les chauvins, y compris de gauche, l'objectif des communistes internationalistes n'est pas de mettre un terme à ces flux, mais que tout travailleur puisse vivre librement et en sécurité partout où il le souhaite, émancipé de la domination capitaliste (3), et que ces flux ne soient plus jamais synonyme de souffrance, et de mort.(4)

Cet objectif n'est pas une utopie : l'utopie est de croire qu'en s'attaquant simplement à cette loi, en exigeant son « retrait », on remporterait une victoire décisive pour les populations immigrées. Rien n'est plus inexact : c'est dans l'intérêt du capital que ces lois existent, et elles existeront tant que les prolétaires n'y auront pas mis un terme définitif. C'est le système capitaliste qui est l'ennemi, qui tue, qui déracine, qui engrange la xénophobie et la haine de l'autre, en divisant pour mieux régner. Résister, ce n'est pas proposer des manifestations-promenades sur des mots d'ordre confus et modérés en demandant au gouvernement le retrait de la loi, comme le font les organisateurs des manifestations du 14 et (surtout) du 21 janvier. Résister, c'est exiger la régularisation de tous les sans papiers par la grève. C'est imposer le retrait de toutes ces lois iniques par le seul moyen à notre disposition pour vaincre : la lutte de classe de tous les exploités, sans distinction de nationalités. C'est, en somme, défendre jusqu'au bout, jusqu'à la victoire, la perspective d'une République internationale des conseils ouvriers, pour abolir les frontières, les clivages nationaux et l'exploitation de l'homme par l'homme.

Dans cette période de « grand froid », qui touche en particulier les populations sans-abris, dont beaucoup sont des sans-papier, et qui a déjà fait plusieurs victimes du fait de l'inaction capitaliste, nous conclurons par ces mots de Rosa Luxembourg :

Personne n'ignore qu'il existe des asiles de nuit, des mendiants, des prostituées, une police secrète, des criminels et des personnes préférant l'ombre à la lumière. Mais d'ordinaire on a le sentiment qu'il s'agit là d'un monde lointain et étranger, situé quelque part en dehors de la société proprement dite. Entre les ouvriers honnêtes et ces exclus, un mur se dresse et l'on ne pense que rarement à la misère qui se traîne dans la fange de l'autre côté de ce mur. Et brusquement survient un événement qui remet tout en cause : c'est comme si dans un cercle de gens bien élevés, cultivés et gentils, au milieu d'un mobilier précieux, quelqu'un découvrait, par hasard, les indices révélateurs de crimes effroyables, de débordements honteux. Brusquement le spectre horrible de la misère arrache à notre société son masque de correction et révèle que cette pseudo-honorabilité n'est que le fard d'une putain. Brusquement sous les apparences frivoles et enivrantes de notre civilisation on découvre l'abîme béant de la barbarie et de la bestialité. On en voit surgir des tableaux dignes de l'enfer : des créatures humaines fouillent les poubelles à la recherche de détritus, d'autres se tordent dans les affres de l'agonie ou exhalent en mourant un souffle pestilentiel […] Ainsi chaque année, chez les prolétaires, des milliers d'existences s'écartent des conditions de vie normales de la classe ouvrière pour tomber dans la nuit de la misère. Ils tombent silencieusement, comme un sédiment qui se dépose, sur le fond de la société : éléments usés, inutiles, dont le capital ne peut plus tirer une goutte de plus, détritus humains, qu'un balai de fer éjecte. Contre eux se relaient le bras de la loi, la faim et le froid […] Chaque jour des sans-abri s'écroulent, terrassés par la faim et le froid. Personne ne s'en émeut, seul les mentionne le rapport de police. Ce qui a fait sensation cette fois à Berlin, c'est le caractère massif du phénomène. Le prolétaire ne peut attirer sur lui l'attention de la société qu'en tant que masse qui porte à bout de bras le poids de sa misère. Même le dernier d'entre eux, le vagabond, devient une force publique quand il forme masse, et ne formerait-il qu'un monceau de cadavres. D'ordinaire un cadavre est quelque chose de muet et de peu remarquable. Mais il en est qui crient plus fort que des trompettes et éclairent plus que des flambeaux. Au lendemain des barricades du 18 mars 1848, les ouvriers berlinois relevèrent les corps des insurgés tués et les portèrent devant le Château royal, forçant le despotisme à découvrir son front devant ces victimes. A présent il s'agit de hisser les corps empoisonnés des sans-abri de Berlin, qui sont la chair de notre chair et le sang de notre sang, sur des milliers de mains de prolétaires et de les porter dans cette nouvelle année de lutte en criant : A bas l'infâme régime social qui engendre de pareilles horreurs !

Rosa Luxembourg, Dans l'asile de nuit, janvier 1912
Xav
20/01/24

Image : Manifestation contre le projet de loi à Marseille en avril 2023 (CC BY-SA 4.0), commons.wikimedia.org

Notes

(1) Discours sous la III° République de Jules Ferry du 28 juillet 1885 :

« Messieurs, il y a un second point, un second ordre d'idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c'est le côté humanitaire et civilisateur de la question. Sur ce point, l'honorable M. Camille Pelletan raille beaucoup, avec l'esprit et la finesse qui lui sont propres ; il raille, il condamne, et il dit : Qu'est ce que c'est que cette civilisation qu'on impose à coups de canon ? Qu'est-ce sinon une autre forme de la barbarie ? Est-ce que ces populations de race inférieure n'ont pas autant de droits que vous ? Est-ce qu'elles ne sont pas maîtresses chez elles ? Est-ce qu'elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré ; vous les violentez, mais vous ne les civilisez pas. Voilà, messieurs, la thèse ; je n'hésite pas à dire que ce n'est pas de la politique, cela, ni de l'histoire : c'est de la métaphysique politique... [..].

M. Jules Ferry. Et je vous défie - permettez-moi de vous porter ce défi, mon honorable collègue, monsieur Pelletan -, de soutenir jusqu'au bout votre thèse, qui repose sur l'égalité, la liberté, l'indépendance des races inférieures. Vous ne la soutiendrez pas jusqu'au bout, car vous êtes, comme votre honorable collègue et ami M. Georges Perin, le partisan de l'expansion coloniale qui se fait par voie de trafic et de commerce. [...] Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures...

M. Jules Maigne. Oh ! vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l'homme ! »

(2) En Espagne par exemple, le gouvernement socialiste soutenu par Podemos (gauche « radicale ») a mis en place une politique de répression policière particulièrement dure contre les populations réfugiées, comme le montre la répression féroce vis à vis de ces populations le 24 juin 2022 à Melilla, où 37 personnes sont décédées selon les ONG : rfi.fr

(3) Lénine, dans un texte d'octobre 1913 intitulé « Le capitalisme et l'immigration des ouvriers », écrit ainsi que « Nul doute que seule une extrême misère force les gens à quitter leur patrie, que les capitalistes exploitent de la façon la plus éhontée les ouvriers émigrés. Mais seuls les réactionnaires peuvent se boucher les yeux devant la signification progressive [souligné par Lénine] de cette moderne migration des peuples. Il n’y a pas et il ne peut y avoir de délivrance du joug du capital sans développement continu du capitalisme, sans lutte des classes sur son terrain. Or c’est précisément à cette lutte que le capitalisme amène les masses laborieuses du monde entier, en brisant la routine rancie de l’existence locale, en détruisant les barrières et les préjugés nationaux, en rassemblant les ouvriers de tous les pays dans les plus grandes fabriques et mines d’Amérique, d’Allemagne, etc. ». Il explique également que « Les ouvriers de Russie, comparés au restant de la population, sont l’élément qui cherche le plus à échapper à ce retard et à cette sauvagerie […] et qui s’unit le plus étroitement aux ouvriers de tous les pays pour former une seule force mondiale de libération. » alter.quebec

(4) En 2023 selon l'ONU, « plus de 2 500 hommes, femmes et enfants sont morts ou disparus en Méditerranée », ce qui « représente une augmentation de près de 50 % par rapport à la même période en 2022 » : lemonde.fr. De même, 12 personnes sont décédées en essayant de traverser la Manche pour l'année 2023, selon la Prémar :ouest-france.fr.

Tuesday, January 23, 2024