La révolte du groupe Wagner et le déroulement futur de la guerre

En janvier 2022 (et avant l'invasion russe de l'Ukraine), il était clair que l'impérialisme russe opérait à partir d'une situation de peur. Nous avons écrit dans Revolutionary Perpectives, n°19 que Poutine était :

conscient de la faiblesse relative de la Russie face aux forces combinées de l'OTAN. L'armée ukrainienne de conscrits est la troisième plus grande d'Europe (plus de 700 000 hommes) et fait l'objet d'une réforme et d'une réorganisation qui, avec les armes nouvelles et sophistiquées des puissances de l'OTAN, la rendra plus efficace. Poutine craint que l'Ukraine ne soit bientôt assez forte pour récupérer le Donbass.

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L'échec de la prise de Kiev lors de l'"opération militaire spéciale" au début de l'invasion est à l'origine de la récente "révolte" de Wagner. Outre les raisons mentionnées ci-dessus, l'incompétence logistique du ministre de la défense, Sergueï Choïgou, et du commandant de l'armée russe, Valery Gerasimov, a également joué un rôle, comme l'a clairement indiqué le patron de Wagner, Yevgeny Prigojine. Choïgou n'est pas un soldat, mais un ingénieur civil de formation qui a fait ses preuves dans la gestion des situations d'urgence civiles. Le précédent ministre de la défense avait été limogé en 2008, après les difficultés rencontrées par l'armée russe en Géorgie, mais ce qui avait également recommandé Choïgou à Poutine, c'est qu'il n'était contrôlé par aucun des clans oligarchiques qui se disputent le pouvoir à la tête de l'État russe.

Mais si Choïgou était l'homme de Poutine, Prigojine l'était aussi. Comme chacun sait, Prigojine a longtemps eu les coudées franches auprès de Poutine. Cet ancien détenu et vendeur de nourriture de rue était devenu le traiteur de Poutine à Saint-Pétersbourg. Bien qu'il ne soit pas lui-même un expert militaire, il s'est associé à d'anciens membres des services de renseignement militaire russes pour créer Wagner (le nom illustre les opinions néo-nazies et racistes des fondateurs). Wagner n'est pas la seule société militaire privée (SMP) ou groupe de mercenaires employé par l'État. Par exemple, les troupes de Ramzan Kadyrov ont joué un rôle similaire dans la pacification de la Tchétchénie, mais Wagner est de loin la plus importante.

La privatisation récente de la guerre n'est pas non plus nouvelle, ni propre à la Russie. Lors de l'invasion de l'Irak par les États-Unis, des "contractants" militaires comme Blackwater (connu pour un massacre de civils en 2007) et Halliburton (soutien logistique et restauration à l'armée) ont été largement utilisés. L'intérêt pour les États-Unis et la Russie était qu'ils n'avaient pas besoin d'utiliser des armées de conscrits, ce qui leur avait causé des problèmes avec leurs propres sociétés au Viêt Nam et en Afghanistan respectivement. Une guerre menée par des professionnels, qui s'engagent à tuer et à être tués, plutôt que rendre la conscription obligatoire de la population, est une option plus sûre du point de vue du système, comme l'a démontré le mouvement contre la guerre du Viêt Nam dans les années 1960.

Ces unités de mercenaires ne sont pas non plus l'apanage des États-Unis et de la Russie. En Syrie, au Yémen et au Soudan, l'État a utilisé des irréguliers pour accomplir ses basses besognes. Cela n'est pas sans conséquences, puisque la guerre actuelle au Soudan entre l'armée régulière et les Forces de soutien rapide (FSR), sous le commandement de Mohamed "Hemedti" Hamdan Dagalo, est le résultat direct de cette politique. Si la définition d'un État est d'avoir un régime gouvernemental reconnu ayant le monopole des armes sur son propre territoire, alors Prigojine et Hemedti sont des monstres de Frankenstein, créés par le système lui-même uniquement pour échapper à tout contrôle et défier leurs maîtres.

Les forces du groupe Wagner sont un élément important de l'impérialisme russe depuis une dizaine d'années, notamment pour faire le sale boulot en Afrique où elles opèrent dans 13 pays pour soutenir les dictateurs locaux, comme en République centrafricaine. Dans un pied de nez à l'Occident, elles ont également remplacé l'armée française au Mali en tant que forces choisies par le régime local pour affronter les djihadistes. Jusqu'à l'actuelle guerre d'Ukraine, Poutine et le gouvernement russe ont nié tout lien avec ce groupe de mercenaires. Les SMP sont illégales au regard de la législation russe, mais Prigojine a mis en place un réseau de sociétés écrans pour camoufler ses activités. En Afrique, il se fait généralement payer en actifs économiques locaux, ce qui, au Soudan, signifie le contrôle des mines d'or. Prigojine est ainsi devenu milliardaire. Après ses opérations brutales en Syrie et en Libye, il s'est d'abord rendu utile en Ukraine en 2014 en soutenant les milices locales pro-russes dans le Donbass, et en aidant à la prise de contrôle de la Crimée.

Dans la guerre actuelle, ils sont passés du statut d'unité de soutien (perpétrant des atrocités brutales contre les civils) à celui de principale force d'assaut russe. Bien que Wagner ait reçu un équipement équivalent à celui de l'armée régulière, Prigojine a constamment critiqué le haut commandement russe pour le manque de soutien logistique, alors que des milliers de ses troupes sont mortes à Bakhmout.

En fait, il semble que Wagner n'était plus utile. Choïgou avait déjà décidé que la prochaine phase de la guerre serait défensive, afin de conserver tout ce que la Russie détenait à l'est du Dniepr. La brigade Wagner n'était plus indispensable et pouvait même devenir un handicap. C'est pourquoi Choïgou voulait l'intégrer dans l'armée régulière russe (où elle serait beaucoup moins bien payée - même si les affiches de recrutement proposent depuis le début de la guerre 7 fois le salaire d'un ouvrier pour s'engager dans l'armée régulière). Prigojine s'est vu fixer la date limite du 1er juillet. L'approche de cette date limite est la raison fondamentale de la prise par le groupe Wagner du QG du commandement sud de la Russie à Rostov le 23 juin, tandis que 2 500 d'entre eux se dirigent en convoi vers Moscou. Prigojine a prétendu que l'armée russe avait lancé un missile sur une base de Wagner pour déclencher la révolte, mais il est clair que, que cela soit vrai ou non, les plans de Wagner pour s'emparer de Rostov ont dû être élaborés quelque temps auparavant.

L'opération était certainement bien coordonnée et elle a pris de court le Kremlin et ses partisans au sein de l'armée. Poutine peut maintenant féliciter l'armée régulière d'avoir évité une guerre civile, mais de sérieuses tentatives ont été faites pour arrêter la colonne Wagner alors qu'elle atteignait la frontière de la gubernia (région) de Moscou. De nombreuses sources affirment que 6 hélicoptères d'attaque et un bombardier Iliouchine ont été abattus (à l'aide de l'armement antiaérien sophistiqué fourni à Wagner par l'armée russe) et que 13 des pilotes auraient été tués. C'est à ce moment-là qu'a été annoncé l'accord (qui aurait été négocié par le président biélorusse Loukachenko) selon lequel Wagner retirerait ses troupes et accepterait d'être intégré dans l'armée russe (s'ils n'ont commis aucun crime) tandis que Prigojine et les rebelles de Wagner s'exileraient en Biélorussie, bien que l'on ne sache pas si cela s'est réellement produit. La presse occidentale s'est beaucoup interrogée sur la manière dont un "traître" faisant l'objet d'un mandat d'arrêt pouvait s'en tirer à si bon compte. Cette affaire a certainement ébranlé l'image de l'homme fort de l'État russe qu'avait Poutine jusqu'à présent, mais il se peut qu'il ait des préoccupations géopolitiques plus vastes.

Ce qui complique la tâche de l'impérialisme russe, c'est que Wagner représente toujours ses intérêts en Afrique où, comme nous l'avons noté, il possède d'importantes participations. Cela signifie que la solution n'a pas été si simple. Les termes de l'accord avec Wagner sont ambigus. On ne sait pas exactement ce qu'implique l'intégration dans l'armée russe, ni si certains d'entre eux continueront à travailler pour Wagner en Afrique au profit de la Russie. Il semble toutefois qu'une purge soit également en cours dans ce pays, puisque plusieurs hauts responsables de Wagner auraient déjà été arrêtés au Soudan.

Zelensky, bien sûr, n'a manqué aucune occasion d'utiliser la révolte de Wagner à ses propres fins de propagande, et affirme maintenant que l'offensive ukrainienne, attendue depuis longtemps, a commencé et revendique quelques petits gains territoriaux. Avec l'ouverture d'une nouvelle phase dans la guerre en Ukraine, alors que l'Occident affirme que l'épisode Wagner révèle la division et la démoralisation fondamentales de l'armée russe, les mois à venir seront cruciaux. Un changement au sein du haut commandement russe est apparemment déjà en cours, mais pas celui que Prigojine appelait de ses vœux. Il semble que Sergueï Sourovikine, le boucher de la Syrie (qui a essayé les mêmes tactiques de destruction massive dans le sud de l'Ukraine l'année dernière) ait apporté son soutien à Prigojine, et qu'il soit maintenant en état d'arrestation. Ironiquement, il se pourrait même que Choïgou en fasse les frais. Sa formation d'ingénieur sera probablement mise à l'épreuve en Ukraine dans les prochains mois, car l'armée russe s'est retranchée dans des défenses massives. Il sera beaucoup plus facile de maintenir le moral des combattants dans une guerre défensive que dans une offensive qui a parfois été presque suicidaire des deux côtés. S'ils résistent à la contre-offensive ukrainienne, attendue de longue date, Choïgou sera tranquille. Dans le cas contraire, on assistera à un nouveau remaniement à la tête de l'armée russe.

L'Occident a bien sûr beaucoup spéculé sur la débâcle de Moscou et sur le fait que le temps de Poutine était terminé. S'inspirant du premier discours de Poutine sur la révolte de Wagner (Poutine a reproché aux bolcheviks d'avoir rendu l'Ukraine indépendante avant la guerre et maintenant il renverse la réalité historique en leur reprochant d'avoir sapé l'effort de guerre russe en 1917), ils l'ont comparée de manière cruelle de la révolution d'octobre, la considérant comme une nouvelle tentative de "coup d'État". Toutefois, les hommes politiques occidentaux se sont eux-mêmes montrés très prudents. Biden a annoncé que les États-Unis n'avaient rien à voir avec cette affaire, ce qui (pour une fois) est probablement vrai. Ce projet est marqué du sceau "made in Russia". Le président de la Commission européenne, Josep Borrell, est allé plus loin en déclarant ouvertement que le dysfonctionnement à la tête d'une puissance nucléaire pourrait être dangereux pour le monde. Bien que la propagande occidentale se soit appuyée sur la diabolisation de Poutine (et pourquoi pas ?), le fait est que, si Poutine part, il y a encore des figures plus nationalistes qui attendent dans les coulisses. Wagner a été accueilli avec de l'eau et des fleurs par certains habitants de Rostov et il ne fait guère de doute que Prigojine est plus populaire que n'importe quel membre de l'opposition libérale qui pourrait rechercher la paix en Russie. Toute avancée ukrainienne dans le Donbass constituerait une menace bien plus grande pour Poutine que la protestation du groupe Wagner.

Sur le plan international, rien n'a changé. La même tendance à la formation de deux camps armés que la guerre a engendrée se poursuit. Il est significatif que la Chine ait réaffirmé son soutien à la Russie pendant la crise et, comme d'autres BRIC, tels que l'Afrique du Sud et le Brésil, ne se sont pas joints aux campagnes de condamnation occidentales, l'alliance reste ferme. Les interactions impérialistes se poursuivent, les États-Unis éloignant l'Inde de Modi de la dépendance aux armes russes par crainte de la Chine, tandis que l'Iran est finalement devenu membre à part entière du Conseil de coopération de Shanghai. Ceux qui pensaient que la révolte du groupe Wagner mènerait à la paix en Ukraine vont devoir attendre beaucoup plus longtemps, car le monde devient encore plus dangereux et divisé.

Jock
Communist Workers’ Organisation

Notes :

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Saturday, July 22, 2023