La Turquie abat un avion de chasse russe

Comme on pouvait s'y attendre, la présentation des faits est contradictoire. Moscou accuse Ankara d'avoir commis une attaque déloyale. Ankara répond que l'avion russe, malgré des avertissements réitérés, est resté dans l'espace aérien turc et a violé la souveraineté de la Turquie. Mais cela n'a aucune importance puisque le Président turc a lui-même donné l'ordre d'abattre l'avion déclenchant ainsi une crise internationale. Après avoir signé un accord historique avec Poutine pour construire le gazoduc "Turkish Stream" qui devait amener des capitaux à la Turquie et augmenter son prestige comme centre pétrolier en Méditerranée, pourquoi Erdogan a-t-il risqué de tout remettre en question ? Pourquoi déclencher une crise internationale dont l'issue est incertaine et qui n’annonce rien de positif sur le front militaire ou en terme de baisse des tensions impérialistes existantes ? Nous pouvons identifier une série de répliques.

1 - L'intervention militaire russe en Syrie a certainement rompu les équilibres antérieurs et est en train d'en créer de nouveaux que le gouvernement d'Erdogan perçoit comme une menace pour son rôle dans la région. Il représente un obstacle à lever immédiatement, même par l'utilisation de la force – si nécessaire – et au risque de rendre encore pire une situation déjà dangereuse.

2 - La Russie n'a certainement pas décidé d'intervenir aussi lourdement pour punir les terroristes djihadistes qui ont détruit un avion de ligne dans le Sinaï causant plus de 200 victimes civiles. La Russie cherche plutôt à sauver son allié Bachar Al Assad et préserver ainsi ses facilités militaires en Méditerranée qui autrement seraient perdues. La lutte contre l'EI (Daesh) n'est qu'un prétexte. L'objectif réel est de bombarder les bases militaires des adversaires de son allié. La zone est sur la frontière avec la Turquie, habitée par une population turkmène alliée à Ankara et opposée au régime d'Assad. Pour Erdogan, le raid de la Russie était une sorte d'agression sur une zone qui commence à être considérée comme une extension du territoire turc.

3 - Cette même zone, selon les projets impérialistes d'Erdogan, avait déjà été proposée comme "zone de sécurité" démilitarisée, affectée éventuellement à la réception des réfugiés syriens sous le contrôle d'Ankara qui, ainsi, pensait pouvoir éliminer le problème des migrants et en prendre possession une fois que le régime de l'ennemi Assad se fut effondré. Cela aurait assuré à Ankara une partie du territoire syrien, intéressant d'un point de vue à la fois stratégique et économique, et permettrait même d'étouffer dans l’œuf un possible État kurde croupion qui la bloquerait. En effet, l'idée d'une "zone de sécurité" comprend (comprendrait) aussi son extension dans les zones kurdes pour empêcher le PKK/PYD de posséder un territoire sur la frontière turque avec toutes ses conséquences pour la situation interne turque.

4 - Alors que le gouvernement d'Ankara poursuit avec acharnement son objectif d'élimination d'Assad, son ennemi n°2 – Moscou – est entré dans la danse pour essayer de le sauver à tout prix, y compris par la guerre, au côté d'alliés improbables tels que les autres pays arabes dont certains continuent encore à appuyer l'EI (Daesh), comme la France et même les États-Unis qui, cependant, ont d'autres intérêts et objectifs. C'est une raison de plus pour mettre Moscou et ses opérations militaires en difficulté.

5 - En plus, la région bombardée est celle par laquelle transite le trafic "clandestin" et très lucratif de pétrole qui, de la zone pétrolifère syrienne conquise par l'EI, accède au territoire turc pour le plus grand bénéfice économique des djihadistes d'Al Baghdadi comme de l'aspirant "sultan" Erdogan.

6 - Last but not least, les peurs d'Erdogan se concentrent sur les accords récents entre Moscou et son ennemi n°1, l'Iran, qui, depuis les accords nucléaires avec les États-Unis et la suspension relative des sanctions, s'apprête à jouer dans la région un rôle déterminant plus décisif encore que ce qu'elle avait fait jusqu'à maintenant.

Il va sans dire que l’espace aérien où l'avion a été descendu ne présente aucun intérêt. La Turquie avait besoin de cet "acte diabolique" pour réduire le rôle et changer l'attitude de la Russie qui, aux yeux d'Ankara pour les raisons que nous avons soulignées, représente un danger réel qui doit être balayé même au prix d'une crise impérialiste à grande échelle. Même si ça signifie renoncer à l'accord du gazoduc Turkish Stream et à d'autres projets de coopération économique comme la construction d’une centrale nucléaire avec l'argent et la technologie russes. Pour Erdogan, la question de l'intervention russe et ses conséquences semblent plus une question de vie ou de mort que simplement de priorités stratégiques.

Jusqu'à maintenant, la réponse russe à la destruction de l'avion de chasse a été relativement modérée. Poutine ne renoncera certainement pas à son programme de soutien à Assad ou, si Assad éventuellement s'en allait, il essaiera que n'en résulte pas un gouvernement hostile aux intérêts de Moscou. Il ne va pas reculer et ne sera pas intimidé par les provocations d'Erdogan. Obama a aussi adopté une ligne modérée pour le moment se ménageant la possibilité de faire face aux deux à la fois. Il a d'abord défendu la Turquie en affirmant que le gouvernement d'Erdogan avait tous les droits pour défendre son espace aérien sans se prononcer par ailleurs sur la dynamique réelle des faits. Puis il a déclaré qu'il fallait baisser d'un ton, que la Russie était un bon allié dans le combat contre le terrorisme d'EI à la condition qu'elle combatte contre Assad et non contre ses opposants. L'impérialisme est capable de telles comédies ! Tout le monde est contre un EI qu'ils ont contribué à créer et à faire grandir. Mais en réalité, chacun est là pour défendre ses propres intérêts stratégiques. Les USA et la France combattent Assad pour éliminer la Russie du Moyen-Orient, la Russie intervient pour sauver Assad et son propre rôle en Méditerranée. La Turquie est contre Assad et la Russie pour renforcer sa position anti-Assad et contre l'Iran.

À ceux qui aiment être alarmistes et craignent une 3e Guerre Mondiale, nous pouvons dire qu'une "petite guerre" a déjà lieu. Les acteurs impérialistes sont tous sur la scène. Les intérêts sont clairs, les fronts aussi même s’ils sont cachés derrière des alliances temporaires. Il est trop tôt pour dire à quel point la provocation de la Turquie contre l'impérialisme russe deviendra l'accélérateur d'un grave conflit international. Il est certain que la crise, qu'on nous présente comme en voie d'être résolue mais qui est encore bien enracinée dans la structure économique et financière du capitalisme mondial, exacerbe les conflits actuels en cours et ceux à venir dans un futur proche qui seront certainement encore plus tragiques. Peu importe que ces épisodes de guerre soient isolés dans différentes zones stratégiques comme les tâches sur une peau de léopard, ou qu'ils soient plus généralisés. Un capitalisme décadent ne peut produire que des crises, du chômage, la paupérisation et des guerres avec le prolétariat jouant son rôle habituel de chair à canon. Il n'y a qu'une seule alternative : soit le prolétariat international reprend le chemin oublié de la lutte frontale contre le capitalisme, certes plus difficile aujourd'hui qu'hier mais pas moins nécessaire, ou nous serons contraints d'analyser d'autres épisodes comme celui qui se déroule en Syrie, ou ailleurs sur la planète, qui présentent un quelconque intérêt pour la voracité criminelle des impérialismes de différentes identités avec pour seul résultat encore plus de victimes de leur barbarie infinie.

FD

Vendredi 27 Novembre 2015

Tuesday, December 1, 2015