Politique ordurière et crise en Italie

Les patrons passent à l’offensive, tandis que leur gouvernement s’empêtre

Les répercussions des crises s’accumulent comme un fardeau supplémentaire sur le dos de la classe ouvrière, mais elles ont aussi l’habitude de rendre la vie difficile aux gouvernements. Cette crise ne fait pas exception, même si elle a des traits distinctifs. Le gouvernement Berlusconi est en si grande difficulté, qu’une nouvelle élection est possible, ou, comme l’opposition le souhaite, la création d’un gouvernement de transition. Sa majorité s’effrite, ce qui donne lieu à toutes sortes de manœuvres sordides à l’intérieur et à l’extérieur des couloirs du pouvoir. Nous devrons étendre un large et très charitable voile sur les crapules - et pas juste en termes politiques - de ce soi-disant gouvernement, pour pouvoir se concentrer sur l’analyse des relations du pouvoir politique et économique qui sont à la base de cette crise.

Comme toujours, la force motrice est économique. L’économie italienne est secouée par la crise économique comme un mouchoir de papier porté par une rivière en pleine crue. D’un point de vue capitaliste, le monde des affaires et de la finance attend de son gouvernement qu’il fasse son travail. En termes marxistes, la bourgeoisie italienne attend que son instrument de domination politique - l’État, le gouvernement au pouvoir - se relève les manches et commence à gérer la crise. Cela voudrait dire l’introduction de mesures pour faire revivre l’économie nationale suffoquée, lui permettant ainsi de faire de la concurrence ou même de survivre sur le marché mondial difficile, qui en est encore à lécher ses plaies face à une crise économique qui refuse toujours de s’apaiser. Son espoir est que le gouvernement se manifeste enfin en intervenant dans la sphère bancaire, en vue de recréer les conditions normales dans le système de crédit où, même si la crise financière n’a pas été aussi dévastatrice qu’ailleurs en Europe, la profitabilité a été pratiquement nulle au cours des deux dernières années. Les banques ont sérieusement réduit leurs prêts à l’industrie et, dans certains cas, ont préféré prendre la voie de la spéculation, pénalisant ainsi encore davantage les «besoins» de l’économie réelle.

Mises à part certaines mesures symboliques, qui ont cependant menées à une lutte entre le gouverneur de la Banque d’Italie, Draghi et le ministre de l’Économie, Tremonti, rien de concret n’a été accompli. Le résultat est que la crise dans ce secteur perdure. Le vieil équilibre a été bouleversé et le système de crédit est devenu un champ de bataille pour les coupables habituels, avec l’addition de «nouveaux» acteurs politiques qui se battent pour se partager le secteur du crédit italien en zones d’influence (le cas d’UniCredit, par exemple). Même si c’est dans un cadre différent, le même argument vaut pour l’économie réelle, qui a été encore plus dévasté par la crise, parce qu’elle souffrait déjà avant l’explosion de la bulle financière. Les chiffres et les faits qui sont répétés ad infinitum jusqu’au point d’exaspération en sont la preuve. L’effondrement de l’activité industrielle, les exportations dramatiquement réduites, le PIB aussi plat que l’électrocardiogramme d’un patient agonisant, la dette nationale qui a atteint un sommet impossible pour un des pays productifs les mieux cotés du monde - telles sont les eaux sur lesquels le Bel Paese (le beau pays) doit naviguer. En outre, certains secteurs tels les chantiers maritimes, la sidérurgie et la métallurgie (la Fiat inclue) baignent dans des eaux encore plus troublées, dues à la crise et à la compétition particulièrement déterminée qui a toujours caractérisé ces secteurs économiques; sans compter le fardeau considérable des taux de profits progressivement moins élevés qui les affectent depuis maintenant quelques décennies.

Ici aussi, la bourgeoisie industrielle est en attente - avec toute l’intensité et l’anxiété imposée par la situation - d’une intervention gouvernementale de grande envergure qui répond aux trois problèmes majeurs qui doivent trouver solution le plus tôt possible.

Le soutien financier de l’État, à être accordé discrètement pour ne pas contrevenir ouvertement à la directive européenne. Des baisses d’impôts pour les entreprises qui souffrent le plus. Des allègements fiscaux et des programmes de stimulation pour les compagnies qui acceptent d’investir dans les régions en difficulté et qui intègrent «l’objectif» dans leur plan d’ensemble. En fait, le gouvernement a déjà introduit une forme de mesure ad hoc, mais la façon dont elle a été appliquée jusqu’à maintenant est loin d’avoir satisfait les attentes des investisseurs et a pour l’essentiel, maintenu le statu quo.

L’élaboration d’un nouveau contrat social avec le monde du travail - un accord qui permettrait à l’économie réelle de reprendre son souffle, de réaliser un profit et de rétablir la compétitivité «d’Italia Inc.» avec le capital international. En autres mots, l’attente est que les ministres concernés présenteraient une forme de législation qui fait en sorte que la relation entre capital et travail serait libérée de toute obligation résiduelle qui limiterait de quelque manière que ce soit le droit de gérance absolu. En termes clairs, un accord en faveur du capital, sans l’encombrement des syndicats, où le prolétariat sera contraint d’entrer dans le rapport de production à un niveau de variabilité si dépendant qu’il n’est plus variable, mais d’un coût fixe le plus bas possible et toujours disponible - que ce soit en termes de la durée de travail plus élevée, de la flexibilité des heures travaillées, de la vulnérabilité au chantage comme résultat des contrats à court terme, de la possibilité de licenciements sans justification, de la futilité des grèves, etc. Dans ce cas aussi, le gouvernement, par son ministre Sacconi (1) a annoncé certaines mesures mais, pour l’essentiel, tout reste à faire.

Traiter toutes ces mesures d’une façon qui ne mène pas à de l’agitation sociale, en associant les syndicats dans le processus d’établir un nouveau contrat social, sans lesquels il ne serait pas pratique, ou à tout le moins beaucoup plus difficile à mettre en place. La crainte largement partagée dans le monde politique et le monde des affaires est que si l’objet d’un tel programme - le prolétariat, dont on s’attend à ce qu’il porte seul le fardeau entier de telles manœuvres - n’est pas suffisamment tenue en laisse, n’est pas suffisamment intimidée, s’il n’est pas mené à l’autel sacrificiel au nom du profit par une entité suffisamment reconnue (les syndicats), se révolte et prenne la rue, mettant ainsi fin au programme de redressement tant espéré et à la perspective de profits plus élevés sur les investissements présents et futurs. Il n’y a là rien de nouveau, si ce n’est l’intensité des sacrifices exigés et les perspectives sociales déjà incertaines qui ne sont à peu près jamais mentionnées. L’avenir, sous la forme d’un nouveau contrat social, dont rêve la classe dominante, aura un impact dévastateur sur une société déjà frappée par le chômage, la précarité, un accès à la retraite retardé et les difficultés croissantes que subit la jeunesse pour se trouver de l’emploi. Cela ne fera qu’exacerber la situation économique déjà précaire et toucher la qualité de vie du prolétariat. Au cœur de la tempête, il y a l’exploitation qui, si elle doit servir les intérêts du capital, doit être intense et absolue, sans «tergiversations» comme le diraient les paladins de cette nouvelle société qui couve.

La sordide scène politique italienne

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Peu, ou très peu, de tout ce qui est à l’ordre du jour de la bourgeoisie italienne est devenu loi ou a été concrétisé. Le gouvernement Berlusconi a été occupé par d’autres choses. Pendant que les anciens néo-libéraux faisaient appel à l’intervention de l’État pour tenter de sauver le navire, le Parlement et une bonne partie du gouvernement avaient d’autres chats à fouetter. Il est vrai que Sacconi et Tremonti au Trésor ont initié des mesures pour neutraliser les grèves et introduire un nouveau régime fiscal qui frappe durement les travailleurs. Mais de tels palliatifs ne suffisent pas dans un monde d’affaires qui nécessite des mesures draconiennes (des réformes structurelles) pour satisfaire les besoin du capital italien aussi rapidement et efficacement que possible et mettre un terme à la question de savoir s’il y a toujours une majorité et aux problèmes juridiques du chef du gouvernement. Alors que la production industrielle est à son niveau le plus bas, que la dette nationale atteint des niveaux insoutenables, que les exportations ont été dépassées par les importations, que le chômage frappe presque 2,5 millions de personnes et que 700 000 travailleurs sont en «cassa integrazione» (mis à pied, mais toujours sur les listes des entreprises avec un «salaire de maintien»: pour quelques semaines ou quelques mois, jusque, dans les cas exceptionnels, une ou deux années) - le gouvernement de centre-droit a pris le risque dans ce contexte économique désastreux, de provoquer une crise parlementaire sur des questions comme une loi sur l’écoute électronique, les affaires juridiques de Berlusconi et sur la Lodo Alfano (2). Plusieurs personnes, surtout des dirigeants de l’industrie, ont réalisé que Berlusconi s’est jeté dans la mêlée dans le but d’échapper à ses problèmes juridiques mais aussi pour pousser au «renouvellement démocratique» de P2 (3). Que cela implique l’usage illégal de sa position publique ne leur causait pas particulièrement problème. Leur vraie préoccupation était l’absence de réponse de l’instrument politique du capital à la situation dans laquelle la plus importante conflit d'intérêts des 150 dernières années de l’histoire italienne se déroule. À l’apogée de la crise qui a touché l’ensemble du monde capitaliste, et dont les conséquences tardent toujours à s’atténuer, Berlusconi a plutôt choisi de préserver son immunité, de se disputer avec presque tous ses alliés, de mettre son gouvernement en péril, de monter une comédie sordide contre son allié d’autrefois Fini (4), et a continué d’effectuer toute une série d’acrobaties tactiques en prévision des élections générales anticipées; bref une attitude inefficace et indigne de confiance.

Ce n’est pas par accident que le président de Confindustria (l’équivalent du Conseil du patronat au Québec et du CNPF en France) Marcegaglia a émis un rappel mécontent de la procédure officiel, déclarant que le gouvernement doit compléter son mandat, et qu’il ne devrait pas y avoir d’élections immédiates car cela constituerait un désastre pour l’économie italienne. Son message était plutôt que le gouvernement doit cesser de perdre son temps avec les problèmes continuels du Président du Conseil. Une expression de l’espoir (ou du manque d’espoir) pour sauver ce qui est récupérable.

Ce gouvernement de centre-droit a essentiellement fait la démonstration qu’il n’est pas le meilleur instrument politique pour sortir le capitalisme italien de la crise, que toute la confiance qui lui a été accordée était déplacée et qu’il convient maintenant de tenter de sauver la face et comme les barons de l’industries l’affirment: la compétition internationale n’a de cesse et toute perte de temps supplémentaire peut mettre en cause la possibilité d’une reprise réelle.

Les choses ne vont pas beaucoup mieux pour l’autre faction bourgeoise de la scène politique bourgeoise: celle de centre-gauche. Bersani, Franceschini, D’Alema et al. n’ont pas de programme crédible. Par dessus tout, ils n’ont pas de programme à proposer au monde des affaires. Ils ont joué la carte de l’anti-Berlusconisme sans grand résultat. À l’intérieur du Parti Démocratique (PD), la lutte acharnée pour la direction continue entre D’Alema et Veltroni, entre les anciens du Parti communiste et les anciens de la Démocratie chrétienne et entre Bersani et Vendola. Comme il en est ainsi, le PD est aussi utile au capital qu’une épave tanguant sur les flots, sans la force ni le compas pour la guider vers les cotes distantes qu’elle n’arrive même pas à percevoir de loin. Le PD aimerait bien être l’ancre qui arrimerait «Italia Inc.». Il se voit comme le sauveur de la patrie capitaliste qui mènerait le prolétariat à l’abattoir et qui introduirait les réformes structurelles dont le capital a tant besoin. Mais il est tellement embourbé qu’aucun joueur de l’économie réelle n’est prêt à sauter de la poêle à frire de Berlusconi, à celle d’une opposition absolument inadéquate et incapable de diriger un gouvernement.

Mais, dans ce marais qui caractérise le soi-disant bipolarisme italien, il y a des éléments qui pensent rompre avec ces deux ailes et donner vie à un troisième pôle, comme on pouvait le prévoir au centre - avec l’espoir, ou l’illusion qu’ils peuvent assumer le rôle que les autres deux pôles n’arrivent plus à jouer pour différentes raisons; soit parce qu’ils ne le savent pas, soit parce qu’ils ne le veulent pas. Ce «nouvel» amalgame, qui se fait connaître sous diverses appellations centristes, s’étend de Casini à Rutelli via le milieu de Fini. Il croit pouvoir se développer en rassemblant les membres mécontents du parti Le Peuple de la liberté (PdL) de Berlusconi et les éléments catholiques du PD. Les premières petites «manœuvres significatives» sont en cours. Un exemple est le «trasformismo» (5) politique en Sicile, qui est devenu le laboratoire de l’alchimie politique des centristes ayant l’ambition de gagner la majorité. Le Mouvement pour l’Autonomie (MpA) en Sicile, jusqu’à il y a peu, la cinquième colonne de Berlusconi en Sicile, a donné naissance à un gouvernement régional «technique» sans le PdL, mais avec des éléments de l’UDC de Casini, les Rutelliens, des partisans du PD et de Fini. Inversement, Micicchè et les divers Mannino et Cuffaro qui sont connus pour leurs problèmes juridiques, maintenant sous la direction spirituelle de Dell’Utri (6) ont donné naissance a une Ligue du Sud, dont les fondateurs visent à soutenir le gouvernement et le PdL tout comme la Ligue du Nord de Bossi le fait dans le Nord. Il va sans dire qu’en Sicile - la région du 61 à 0 aux dernières élections - les réalignements et les expériences politiques doivent tenir compte (s’ils ne l’ont pas encore fait), des limites fixées par la Cosa Nostra, avec toutes les conséquences et les implications que cela impose, y inclus les tournant à 180 degrés.

Le capital prend l’initiative

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Comme nous l’avons écrit plus haut, au beau milieu de la crise, avec un taux de chômage chez les jeunes parmi les plus élevés en Europe et avec une industrie manufacturière en difficulté partout au pays, le gouvernement n’arrive pas à faire mieux que de concentrer son énergie politique sur les problèmes de son chef. Il n’y a aucun plan pour l’industrie afin de satisfaire le monde des affaires, aucune mesure sérieuse pour soutenir le capital ce qui, étant donnée la situation, est une question cruciale et rien n’a encore été fait en ce qui concerne la tant attendue réforme structurelle des pensions et le contrat social entre travail et capital. En lieu et place, l’ordre du jour gouvernemental est plutôt obsédé par un décret sur l’écoute électronique, la réforme juridique, des procès et la Lodo Alfano.

Il est paradoxal que l’instrument politique de la bourgeoisie est si peu en évidence lorsqu’il s’agit des intérêts de la bourgeoisie dans son ensemble. Étant donné ce profil si peu élevé, il n’est donc pas surprenant que les «courageux» capitaines de l’économie italienne se soient sentis obligés de prendre l’initiative. Avec le centre-droit au pouvoir, mais occupé à d’autres activités, avec un centre-gauche si peu fiable qu’il ne peut même pas être pris en considération, avec un troisième pôle toujours en construction et n’ayant pas encore abouti, le seule voie ouverte au capital est de prendre l’initiative et cesser d’attendre «les beaux décrets» censés changer l’état des lieux.

Par une série d’interventions publiques, les capitalistes ont fait savoir qu’ils n’avaient absolument plus confiance dans leurs politiciens. Marchionne (7) est allé encore plus loin en déclarant, «tout sens des responsabilités a été perdu» et que, grâce au gouvernement, «Fiat n’a pas gagné un seul euro» - ce qui veut dire que les ministères du gouvernement manquent à leurs devoirs. Montezemolo, qui n’est plus le président de Fiat, mais qui occupe la même position chez Ferrari et un autre encore sur le conseil d’administration de l’usine Agnelli, a déclaré catégoriquement que «la classe politique est discréditée» et qu’elle ne mérite ni d’être tolérée, ni d’être soutenue. Les communiqués de la présidente de la Confindustria, Marcegaglia, vont dans le même sens. Après avoir attendu en vain qu’on fasse quelque chose, elle s’est exclamée, «il y a une limite à notre patience», c'est-à-dire, il est temps de mettre un terme à ces querelles interminables au sein de la majorité et aux polémiques stériles entre la majorité et l’opposition sur lesquelles le gouvernement s’est concentré durant la dernière période. Les déclarations du genre sont la viande crue dont se nourrissent les chiens de garde berlusconiens typiques autour d’il Giornale de Montanelli (8).

Le capital doit toujours poursuivre ses propres intérêts avec diligence et détermination, particulièrement en temps de crise. Soit son instrument politique - l’État - agit selon la logique capitaliste dans une société bourgeoise, soit le capital se voit obliger de prendre l’initiative. Marchionne a été le premier à «s’engager sur le terrain», d’abord en annonçant la fermeture de Termini Imerese (usine Fiat en Sicile), puis en imposant le diktat de Pomigliano (9). Du point de vue des nécessités urgentes de Fiat, son action est très «appropriée», une sorte de manuel du «bon capitaliste». Très brièvement, la proclamation de ce courageux capitaine de Fiat dit: soit vous (les politiciens, les syndicats, les travailleurs) me permettez d’être en position pour produire de manière compétitive, et dans ce cas, je suis prêt à investir 20 milliards d’euros en Italie; soit je ferme tout et je pars avec armes et bagages investir ailleurs où on me garantit des profits et des salaires compatibles avec «mes investissements». Je met la clé dans la porte à Termini Imerese parce que l’usine n’est plus assez compétitive et conséquemment, ne rapporte pas assez (selon ses propres calculs, une auto construite en Sicile coûte en moyenne 2000 euros de plus à produire que si elle l’était en Argentine ou au Brésil). Je vais conserver Pomigliano et les autres usines ouvertes, mais seulement à certaines conditions. Voici les objectifs et voici les conditions qui devront être acceptées pour les atteindre: Par 2014, le «projet de développement des usines italiennes» vise une hausse de plus de 100% de la production, des 650 000 véhicules actuels à 1 400 000. À l’usine Pomigliano, la production du Panda devra atteindre 250 000 unités pour un investissement de 700 millions d’euros. Pour ce qui est des usines à l’étranger, le projet envisage que la production de véhicules atteindra à nouveau six millions d’unités par 2014. 2,2 millions à Chrysler, 3,8 millions dans les usines Fiat, mais seulement 1,5 millions en Italie.

Étant donné les conditions rattachées et la sévérité du chantage, la situation est pour le moins qu’on puisse dire inquiétante; un modèle de boucherie sociale. La première opération sur la table à débiter le prolétariat de Fiat est l’imposition de 120 heures de travail obligatoire supplémentaire par année. Cela représente plus de douze heures de travail additionnelles par mois, presque trois heures et demi par semaine si l’on tient compte du mois de vacance annuelle. La clause de temps supplémentaire obligatoire n’exclut pas la possibilité durant certaines périodes d’encore plus de travail supplémentaire volontaire, qui ne sera «volontaire» que sur papier puisque tout refus mènera automatiquement au non renouvellement du contrat (comme cela s’est déjà produit) - frappant ainsi l’ouvrier de la clause ultime: «marche ou crève». En termes du rapport capital travail, ces contraintes exceptionnelles représentent un allongement de la journée de travail, ce qui veut dire une augmentation de plus-value absolue. L’intensification du travail ne suffit plus au capital; il ne suffit plus que l’ouvrier soit réduit à n’être qu’un appendice des robots et il ne suffit plus que les limites extrêmes de l’exploitation aient été atteintes avec le développement des forces productives au moyen de la plus-value relative. Tout le monde doit maintenant se soumettre à une croissance de plus-value absolue comme condition nécessaire à la relance du processus de valorisation. Il va sans dire que rien ni personne ne doit tenter de perturber la production fondée sur l’introduction des 120 heures de travail supplémentaire obligatoire, sinon la compétitivité serait perdue, avec tous les résultats négatifs qui s’encourent. Ce n’est pas pour rien que le corollaire de cette recette extraordinaire est «qu’aucune grève ne sera reconnue comme légitime», quelques soient les circonstances et quelque soit la raison. Toute grève sera sanctionnée par des mesures allant jusqu’au congédiement (10), qui s’appliqueraient automatiquement sans aucune forme d’opposition, même celle des syndicats.

Il en va de même pour les pauses-repas qui sont délibérément placées à la fin du quart de travail. Selon les nécessités de la production, elles peuvent être déplacées en tout temps, comme si elles faisaient partie du temps de travail normal. Ces exigences sont obligatoires lorsqu’il y a eu arrêt de la production, indépendamment du fonctionnement ou de l’efficacité de l’usine. Par exemple, s’il y a eu un retard dans la livraison des matières premières ou s’il y a eu des grèves illégales ou extérieures au cadre officiel. Autrement dit quelque soit l’incident, qu’il soit provoqué par des facteurs externes ou pire, par l’attitude des travailleurs, le temps doit alors être repris par le sacrifice des pauses, sans aucune possibilité de négociation.

Les autres points complétant ce tragique protocole peuvent paraître moins significatifs, mais lorsqu’ils sont ajoutés à ceux déjà détaillés plus haut, ils complètent le tableau illustrant la soumission totale de la force de travail à l’arrogance du capital. Parmi les 14 articles, il est stipulé que il y aura 18 équipes de 40 heures par semaine (heures supplémentaires incluses), réparties sur six jours. Les pauses-repas se prendront à la fin du quart pour les raisons que nous avons déjà expliquées. Les jours de repos hebdomadaires varieront de semaine en semaine, selon les exigences de l’entreprise, sans aucun regard pour le repos minimum de onze heures tel qu’il était prévu dans la convention précédente. Les pauses seront réparties dans trois périodes de dix minutes, une diminution de 40 à 30 minutes, c'est-à-dire une réduction de 25%. De plus, il n’y aura plus d’indemnités de maladie, si le temps perdu pour une cause de santé dépasse la moyenne statistique. Cela veut dire que l’ouvrier ne doit plus être malade et s’il le devient, il doit s’assurer de retrouver ses forces rapidement, autrement il ne doit rien attendre de la compagnie. Est-ce que cela vise à corriger l’absentéisme? Non, c’est juste le chantage habituel envers les travailleurs au nom du maintien et du contrôle de la productivité. Comme vous le savez, le chantage est: «marche ou crève».

Le diktat de Pomigliano n’est pas seulement un outil de chantage ayant pour objectif la production de la Panda à l’usine près de Naples. C’est une tentative beaucoup plus large et plus dévastatrice dans le but de construire un nouveau contrat social entre le travail et le capital sur la base d’une exploitation sans limite, où l’étendue de l’action du capital peut atteindre 180 degrés, de la journée de travail prolongée jusqu’à l’organisation du travail plus intensive pour que le capital puisse opérer sans restreinte, où il le veut et sans obstacle. Il n’est pas fortuit que l’un des piliers de ce diktat est l’enterrement de l’ancienne convention. Il démolit les quelques garanties que conservaient les travailleurs et les remplace avec des ententes locales, à la pièce qui favorisent le capital. Un autre principe qui est donc établi est la flexibilité du travail. En plus du travail forcé les samedi et l’obligation des heures supplémentaires dans certaines périodes, les heures de travail hebdomadaires peuvent variées selon les fluctuations du marché. C'est-à-dire que vous pourriez travailler moins ou plus d’heures - jusqu’à et au-delà de cinquante heures - que la semaine précédente, dépendamment des besoins de l’entreprise.

Les travailleurs et les travailleuses n’auront plus de contrôle sur leurs vies. Leur temps de repos et leur vie sociale (les enfants, les loisirs, la famille, etc.) seront entièrement déterminés par la charte de l’entreprise qui pourra en extraire tout ce dont elle a besoin. Au-delà de la plus-value, c’est «l’âme» même du prolétaire qui sera sacrifié à la production.

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Ce n’est pas la première tentative grossière pour baisser les salaires. Il y a des années que ça dure. Même les chiffres officiels de la bourgeoisie démontrent que le pouvoir d’achat des salariés est resté au niveau des années 1990. Néanmoins, le projet de lier les salaires à la productivité de l’entreprise est une nécessité qui doit être poursuivie, coûte que coûte. Cela pourrait mener à une réduction du salaire de base de jusqu’à 30 %, avec tout revenu additionnel calculé sur la base de la productivité, ce qui voudrait dire qu’au mieux, l’enveloppe salariale serait la même qu’auparavant, si tout va bien pour l’entreprise. L’objectif est d’atteindre le stade où l’équivalent de 60% des salaires d’aujourd’hui serait fixé à un 40% lié à la productivité, comparé à 5% aujourd’hui.

Un objectif stratégique additionnel concerne le contrôle du plancher de l’usine lui-même. Le projet anticipe une situation où une chaîne de montage pourrait perturber les deux autres - comme cela est arrivé à Pomigliano - où les ouvriers sont tellement à bout qu’ils déposent tout simplement leurs outils ou qu’ils boycottent la production. Marchionne dit que dans de tels cas, trois travailleurs peuvent arrêter le travail de milliers d’autres (la référence numérique n’est pas accidentelle). Une telle situation ne doit pas se reproduire. Et c’est la tâche des syndicats d’assurer que cela n’arrive plus. Pas de grèves…Toute personne dont la conduite mène à un sabotage direct ou indirect de la production sera congédié sur le champ. La «paix sociale» dans la rue, mais surtout à l’usine, doit devenir encore plus la priorité des syndicats qu’elle ne l’est pour le capital. Autrement, le chantage habituel sera de règle: «marche ou crève».

L’importante publicité faite au protocole de Marchionne dans le milieu des affaires à l’extérieur de Fiat et de Pomigliano démontre son enthousiasme pour le projet. De la Confindustria à la Federmeccanica (11), en passant par la galaxie des centaines de petites et moyennes entreprises, les voix sont unanimes: «Enfin, quelque chose a été fait! La voie a été ouverte. Maintenant nous allons pouvoir la suivre». La Federmeccanica a immédiatement saisi le relais et a déclaré que l’ancienne convention nationale était révolue parce qu’elle était désuète et périmée (il n’y a pas de limites aux phantasmes du capital) et s’est alignée avec les lignes directrices établies par le diktat de Pomigliano. Marcegaglia, la présidente de la Confindustria a mis l’accent sur la nécessité absolue d’un nouveau contrat social avec le même contenu que Pomigliano: flexibilité, insécurité, salaires liés à la productivité, le temps supplémentaire obligatoire établi à un plafond de 200 heures par année, tout en faisant l’éloge des syndicats pour leur sens des responsabilités vu leur accord immédiat.

La Fiom-CGIL (12) n’a trompé personne en la rejetant. Epifani (sécrétaire général de la CGIL) et Landini (sécrétair général de la FIOM) ont déjà fait la preuve de leur véritable sympathie pour les soucis du capital. Ils ont déclaré que le malaise du capitalisme italien est compréhensible étant donné la crise nationale et internationale. Ils sont ouverts aux propositions de Marcegaglia et compagnie à une condition - que le droit de grève soit maintenu (ce même droit qu’ils ont contribué à neutraliser et à rendre à toute fin pratique inutile) - dans le cadre de l’accord national. Plus explicitement, la position de la FIOM-CGIL est la suivante: si cette plus récente politique d’austérité, la plus dure depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est nécessaire, ils la soutiendront. Cependant, ils ne peuvent se permettent d’accepter le rejet pur et simple de l’accord national, puisque cet accord leur permet de tout accepter, et davantage encore, y inclu le protocole de Pomigliano qu’ils critiquent en paroles mais pas en action. Ils le savent très bien car ils l’ont signé (le contrat nationale). De cette façon, Fiat pourrait atteindre ses buts et les syndicats pourraient sauver la face. Cela n’est pas sans importance pour des organisations comme les syndicats qui ont toujours assumer l’honneur de préserver la paix sociale tout en sauvegardant l’économie nationale, ce qui demeure leur priorité, bien avant le bien-être des travailleurs. Lorsqu’ils décident de se servir de la grève, c’est seulement comme une soupape de sécurité; si cela ne leur est pas nécessaire, ils n’émettront même pas un murmure pour appeler à prendre la rue. C’est la pratique syndicale classique qui se situe donc entièrement à l’intérieur des paramètres du système, peu importe l’image qu’ils se donnent ou les tactiques qu’ils utilisent en relation avec les travailleurs. Les petits syndicats de base ne font pas exception à la règle. Même s’ils tentent de briser le moule, ils opèrent dans le cadre du réformisme radical qui ne prend pas en compte la dimension politique qui est indispensable pour vaincre le système qui établit le cadre de la lutte. Ainsi, ils restent déchirés entre leurs revendications ambitieuses et l’impossibilité pratique de les atteindre.

Éléments d’une riposte de classe

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Jamais dans l’histoire récente, le rapport de forces entre le travail et le capital n’a été aussi favorable à ce dernier. Le prolétariat n’a non seulement pas été à la hauteur dans sa lutte contre le capital, mais, mis à part des épisodes comme la France et la Grèce, il n’a clairement pas opposé une résistance concrète aux attaques du capital. C’est ce qui a permis à la bourgeoisie de renforcer sa domination et d’étendre ses «idées dominantes» dans le but de justifier l’injustifiable. Bien sûr qu’il y a des compressions dans la santé, l’éducation, la recherche; c’est la crise. Les impôts des grandes entreprises n’ont jamais été si peu élevés, mais la pression fiscale monte. Le pouvoir d’achat des salaires reste le même ou est en déclin, mais pourtant une autre ronde de reculs est nécessaire; c’est encore la faute de la crise. Huit millions de personnes vivent sous le seuil de la pauvreté en Italie. Un autre huit millions sont en danger de les rejoindre. Le nombre de nouveaux emplois est en déclin et ceux qui restent sont de plus en plus précaires, tant en termes de sécurité que d’heures travaillés: tout ça à cause de la crise. Ce refrain est répété comme si la crise était un facteur externe; quelque chose qui s’est abattu sur notre société de l’extérieur. Un genre de désastre naturel inévitable et imprévisible qui bouleverse et ruine tout, ne laissant dans son sillage que la destruction et la mort. Un événement que nous ne pouvons pas prévenir et qui force à repartir à zéro avec un esprit de sacrifice renouvelé et une volonté de s’adapter, mais uniquement de la part de ceux et de celles qui produisent la plus-value, qui sont l’objet de l’exploitation. Rien ne pourrait être plus faux et plus trompeur que cette propagande. La crise et ses conséquences sociales calamiteuses ne sont rien d’autres que le fruit empoisonné des rapports de production capitalistes.

Les causes de l’effondrement économique et social se trouvent à l’intérieur de la société capitaliste, au sein même de son mode de production et de distribution de la richesse fondé sur la relation capital-travail avec pour unique objectif de produire un profit dans cette prétendue économie réelle. Les gains financiers éphémères du taux de profit auxquels le capital a recours en temps de crise créent des bulles financières qui, lorsqu’elles explosent, retombent sur l’économie productive, dévastant alors les assises déjà fragilisées et créant les conditions d’appauvrissement que nous constatons aujourd’hui. Ainsi, dès le début, les luttes pour des revendications particulières, ou le simple combat pour résister à l’offensive capitaliste, se doivent d’être posés en termes anticapitalistes. C’est seulement ainsi que le système pourra être confronté. C’est aussi seulement ainsi que pourra apparaître une alternative à l’organisation sociale non viable qui pour survivre à la crise qu’elle a elle-même produite, ne peut que créer encore plus de chômage et de misère. Voilà comment la chaîne continuelle de dévastation peut être rompue. Une prise de position concrète doit être adoptée contre la perversité d’un système qui n’arrive à produire qu’une plus grande pénurie pour les masses et toujours plus de richesses pour une toute petite minorité. Sans un combat contre le capitalisme lui-même, l’esclavage salarié continuera d’être le fondement d’une distribution inéquitable de la richesse sociale. Cela présuppose que les luttes s’échapperont de plus en plus du cadre du système, de la force neutralisante des syndicats qui tentent de les contenir et qui lorsqu’ils les organisent, les drainent de tout contenu de résistance réelle et de rejet d’une société qui ne peut plus produire maintenant autre chose que la pauvreté croissante et le chômage, les crises économiques, les guerres et la dévastation sociale et environnementale.

Il faut aussi que nos luttes reprenne la quête d’une alternative sociale: la possibilité d’un monde où la production et la distribution de la richesse ne dépendent dorénavant plus sur la logique capitaliste du profit, mais des besoins de ceux et celles qui travaillent et qui produisent cette richesse. Pour cela nous avons aussi besoin de la présence active d’un parti de classe capable de confronter les problèmes posés par le capitalisme lui-même et à même de canaliser les luttes vers cette objectif.

La route sera longue et ardue, remplie d’obstacles, mais elle doit être poursuivie jusqu’à la fin. Autrement, il n’y aura qu’une spirale cruelle et interminable faite d’encore plus de crises, plus de sacrifices imposées à la classe ouvrière et plus de barbarie économique et sociale que ce que nous vivons déjà.

Fabio Damen

Publié en italien dans Prometeo #4, novembre 2010

(1) Maurizio Sacconi, Ministre du Travail et des Affaires sociales.

(2) Une loi de 2008, nommé pour le ministre de la justice de Berlusconi, Angelino Alfano. Votée pour accorder l’immunité aux quatre plus hautes fonctions politiques d’Italie (le Président de la République, les présidents du Sénat et de la Chambre des représentants ainsi que le Premier ministre), elle fait suite à un décret similaire, la Lodo Schifani, déclarée inconstitutionnelle en 2004. La Lodo Alfano fut aussi jugée inconstitutionnelle, par la Cour constitutionnelle italienne en 2009.

(3) Propaganda Due ou P2 était une loge maçonnique à laquelle Berlusconi appartenait. Maintenant officiellement interdite, elle opérait à un niveau élevé de l’appareil d’État italien. Notoirement connue pour avoir été mêlée à l’effondrement de la Banco Ambrosiano du Vatican et la mort du «banquier de Dieu» Roberto Calvi, mais ayant des activités encore plus étendues. Elle avait un programme politique très droitier.

(4) Gianfranco Fini est un ancien néo-fasciste allié de Berlusconi. Dirigeant du nouveau parti de centre-droit Futur et liberté pour l’Italie.

(5) Le «trasformismo» date presque du début de l’Italie unifiée en 1860. Ce fut un moyen de maintenir l’unité des gouvernements bourgeois en isolant les «extrêmes» de la gauche et de la droite (à une époque où seulement 3% de la population pouvait voter). Ce système fut formalisé par Agostino Depretis en 1883, et pratiqué par la suite par Giovanni Giolitti qui devint Premier ministre cinq fois grâce à ce racket. Le trasformismo augmente les pouvoirs du Premier ministre, qui par des combines peut superviser le partage inter partis des postes officiels. C’est ainsi qu’il devint synonyme de corruption parlementaire.

(6) Marcello Dell’Utri, sénateur née en Sicile et proche allié de Berlusconi. Il a la main dans plusieurs tartes à la fois et est aussi mêlé à la Mafia et dans plusieurs crimes fiscaux et financiers. Il a été condamné à dix ans de prison en 1999; une peine qu’il n’a cependant jamais servi.

(7) Un Italo-Canadien, Sergio Marchionne, est le directeur général du groupe Fiat depuis 2005. Il a été nommé pour réintroduire la profitabilité dans le groupe. Il le fait grâce à des attaques impitoyables contre les salariés et par le chantage (par exemple en menaçant de transférer la production en Pologne). Un vote serré à l’usine Fiat de Turin - notamment du aux votes des employés de bureau - lui a accordé la confiance d’aller de l’avant avec des attaques encore plus étendues et est devenu le point de référence pour tout ce qui attend la classe ouvrière d’Italie dans son ensemble.

(8) Quotidien de droite milanais fondé en 1974 et édité par Indro Montanelli. Berlusconi en prendra le contrôle plus tard, pour ensuite le vendre à son frère. Montanelli quittera alors ce journal pour lancer un nouveau quotidien, La Voce.

(9) La maintenant célèbre usine Fiat à Pomigliano d’Arco, Naples, où les travailleurs ont lutté pendant des mois en 2010 contre la première des croisades anti-ouvrières de Marchionne. Nos camarades de Battaglia Comunista (PCInt.) ont été étroitement liés à cette lutte (voir articles sur leftcom.org).

(10) En Italie, comme dans la plupart des pays européens, les travailleurs ne peuvent pas, du moins en théorie, être congédiés pour fait de grève.

(11) La Fédération italienne des industries métallurgiques, fondée en 1971 dans le but de «sauvegarder les intérêts de l’industrie métallurgique en rapport avec les problèmes liés au travail et en particulier, les relations avec les syndicats».

(12) Federazione impiegati, operai metallurgici.

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