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Accueil ›1921: début de la contre révolution
Le texte qui suit est la traduction française d’un article paru dans le numéro 20 de “Internationalist Communist”, la revue centrale du BIPR éditée en anglais.
Nous voyons aujourd’hui, chose tragique, une révolution sociale contenue - par la suite de l’inertie des peuples de l’Europe en présence d’une réaction intelligente et bien armée - dans des frontières nationales où elle étouffe et réduite à temporiser avec l’ennemi, extérieur et intérieur.
Voici ce qu’écrivait Victor Serge en juin 1921 dans la préface à son essai “les anarchistes et l’expérience de la révolution russe”. C’était un appel aux anarchistes afin qu’ils reconnaissent le caractère prolétarien et positif de la Révolution d’Octobre. Cet essai étant écrit plusieurs mois avant l’insurrection de Kronstadt contre les Bolcheviks en mars 1921, Serge ne fit aucune allusion à cette tragédie, ni dans le texte, ni dans l’introduction écrite plus tard. Il se limite à affirmer que son texte est “plus exact encore que l’an dernier”.
Ce que la citation met en évidence, c’est que l’isolement de la révolution sociale à l’intérieur d’un seul territoire était en train de devenir un fardeau insoutenable. Non seulement Kronstadt jetait “un rayon de lumière qui illumine la réalité” comme le disait Lénine, mais les évènements du Xème congrès du Parti (adoption de la NEP, interdiction des courants), l’échec de l’Action de Mars en Allemagne et l’adoption de la politique de Front Unique au IIIème congrès de l’Internationale Communiste rendent l’année 1921 particulièrement significative de la dégénérescence de la Révolution tant russe qu’internationale.
Le but de cet article est d’évaluer ce déclin quatre-vingt ans après.
Il y a cent trente et un ans, en 1871, la Commune de Paris fournissait un brillant exemple des potentialités de la classe ouvrière, de comment elle pouvait elle-même diriger la société. Mais après 74 jours, la Commune fut brisée par le gouvernement bourgeois de Thiers, soutenu par le pouvoir international de la classe capitaliste. Limitée à une seule ville, elle fut isolée et battue, 20000 ouvriers parisiens furent massacrés en une semaine, en mai 1871. En représailles, les Communards fusillèrent leurs otages bourgeois. Le nombre de victimes de la classe dominante fut 84. Comme d’habitude, la terreur blanche de la classe dominante excède en nombre et en horreur la terreur rouge de la classe ouvrière. Marx observe que le problème de la Commune était son isolement dans une seule ville. Le problème du prolétariat russe fut d’être isolé dans un seul pays. La Révolution d’Octobre 17 reste l’unique occasion historique dans laquelle un secteur de la classe ouvrière mondiale réussi à renverser le pouvoir d’un Etat capitaliste sur un territoire entier. C’est pour cette raison que nous continuons à l’examiner et à chercher à la comprendre. La question fondamentale est d’expliquer comment une révolution qui commença en offrant la plus large libération à la classe ouvrière - et donc à l’humanité entière - a pu se transformer, en 1928, en une des majeures tyrannies du XXème siècle. A quatre-vingt ans de distance, nous pouvons comprendre que 1921 représente un tournant déterminant pour la défaite de la révolution. A l’époque, les choses n’apparaissaient pas de cette manière à la majeure partie des protagonistes, bien qu’ils observaient que 1921 était une année de crise. Plus d’un million de personnes mortes directement de la famine, beaucoup plus encore du typhus et autres maladies, le déclenchement de grèves contre le Conseil des Commissaires du Peuple (Sovnarkom) et la révolte de Kronstadt montraient la dureté de la situation. De plus, la situation internationale, non seulement n’évoluait pas comme l’attendaient les leaders bolcheviques, mais la défaite de l’Action de mars en Allemagne lui donnait un coup sévère.
Notre objectif ici est non seulement de décrire ce qui advenait, mais aussi et surtout d’expliquer quelles sont les implications pour le présent. Nous sommes conscients qu’il n’existera pas de révolution identique à l’expérience russe. Nous n'optons pas non plus pour la “complaisance du présent” telle que E P Thompson la définit. Tout révolutionnaire qui chercherai à simplement répéter les évènements russes ne mérite que la dérision (comme ces trotskistes qui considèrent la question de la direction comme le problème d’avoir la bonne personne en position stratégique). Nous devons aussi éviter le piège, dans lequel tombent tant de soit disant marxistes et révolutionnaires, consistant à ne voir dans le passé que la marque du futur. En tout cas, ce n’est qu’en apprenant de ce qui s’est réellement passé que nous pourrons nous armer pour les combats futurs et le premier pas de cet apprentissage est de débattre du sens du passé.
1918-1921
Certains “marxistes libertaires” et anarchistes proclament que la révolution était perdue bien avant 1921. Nous ne nions pas que le pouvoir soviétique dans le territoire de la République Fédérative Socialiste Soviétique Russe (le nom d’URSS ne fut adopté qu’en 1923) était déjà une coquille vide à la fin de 1920 (malgré qu’en 1919, il y avait des zones saines). Nous ne nions pas plus les excès de la Tcheka durant la guerre civile au cours e laquelle elle devint un Etat dans l’Etat. Mais la terreur rouge est née de la guerre civile. En 1917, les bolcheviks laissèrent les généraux tsaristes libres en échange de la promesse de ne pas prendre les armes contre eux. Quelques mois plus tard, ces généraux, non seulement guidaient les invasions en Russie, armées par l’impérialisme anglais et français, mais ils crucifiaient, au sens propre du mot, tout ouvrier suspect de sympathie bolchevique. Quoique chaque fraction ait employé la terreur dans cette guerre de classe, elle ne se situa pas au même niveau. En témoigne le compte-rendu du commandant des Etats-Unis en Sibérie, le général William S Graves...
je suis tout à fait sûr de moi quand je déclare que les anti-bolcheviks en Sibérie Orientale, tuèrent cent personnes pour chaque tué par les bolcheviks.
Nous ne soutenons pas davantage que la Révolution avait aboli les rapports de production capitalistes dans la mesure où il y a eut une chute absolue de la production économique dès que les bolcheviks ont pris le pouvoir. Dès lors que 60% de la production était consacrée à la guerre, la paix signifia le chômage. Comme l’observa Edward Acton:
après Octobre, le pays subit une crise économique comme une Peste moderne ... la capitale perdit au moins un million d’habitants dans les six mois suivant Octobre, les ouvriers fuyant la capitale à la recherche de pain.
Les ouvriers qui avaient un travail devaient, eux aussi, passer beaucoup de temps à la recherche de nourriture et la démoralisation était aggravée par l’absentéisme de masse.
La tentative des bolcheviks d’augmenter la discipline du travail à travers les comités d’usine amenèrent l’élection de délégués plus compréhensifs dans les confrontations avec les revendications ouvrières. L’attention portée à la discipline du travail et au rendement s’accrut. Selon la démonologie anarchiste/libertaire, cela est dû au fait que les bolcheviks supprimèrent l’initiative des ouvriers dans les comités d’usine. Mais cette thèse, comme le montre S Smith dans Red Petrograd, est trop simpliste:
[...] on ne peut voir là le triomphe des bolcheviks sur les comités d’usine. Dès l’origine, les comités avaient pour but tout à la fois de maintenir le niveau de production et de démocratiser la vie de l’usine, mais la situation de l’industrie était telle que les deux objectifs finirent par entrer en conflits l’un avec l’autre.
p 250-251
Mais la guerre civile apporta d’autres préjudices à la révolution. En 1917, le parti Bolchevik était un parti à dominante prolétarienne. En 1920, ces ouvriers étaient devenus officiers de l’Armée Rouge et de la Tcheka ou fonctionnaires. En 1922, plus des deux tiers des membres du parti étaient administrateurs d’une façon ou d’une autre. Dans le même temps, la lutte contre l’invasion impérialiste et les Blancs avaient conduit à resserrer les rangs. Les discussions interne au parti périclitaient et le plus souvent, les postes des élus locaux étaient assignés par le secrétaire du parti sur la base de l’autorité et du prestige. La pratique du centralisme démocratique dans le parti (dans lequel la base élit ses propres représentants aux organes exécutifs) avait, de fait disparu. Seul restait le centralisme. Il ne manquait qu’un Staline qui devienne Secrétaire du Parti, chef de tous ces secrétaires locaux, rassemblant entre ses mains le pouvoir. Mais cela n’arriva que plus tard. Quand Serge arriva à Petrograd, après avoir été emprisonné en France, il rapporte:
Nous entrions dans un monde mortellement glacé. [...] Nous reçûmes dans un centre d’accueil de minimes rations de pain noir et de poisson sec. Jamais nul d’entre nous n’avait connu de si misérable nourriture. Des jeunes femmes en bandeau rouge et des jeunes agitateurs à lunettes nous résumaient l’état des choses: “famine, typhus et contre révolution partout”. Mais la révolution mondiale va nous sauver.
Et c’était cette foi dans la révolution mondiale qui avait alimenté l’espoir de la classe ouvrière russe jusqu’au début 1921, quand qu’elle avait tant souffert, et souffrait toujours. Les jeunes hôtes de Serge demandaient “qu’attend le prolétariat français”, mais la plus grande partie des Bolcheviks faisaient reposer leurs espoirs sur le prolétariat allemand.
La Troisième Internationale (Communiste)
Le programme bolchevik en entier ne peut être compris sans son aspect international. L’opposition ferme à la guerre impérialiste en 1914 différencie le Parti Bolchevik, seul de tous les grands partis à s’opposer à la guerre avec des mots d’ordre révolutionnaires. Ce sont les bolcheviks qui guidèrent la séparation avec la majorité socialiste centriste et pacifiste aux conférences de Zimmerwald et Kienthal. Et quand il arrivèrent au pouvoir en Russie, ils éprouvèrent exactement la sensation de Rosa Luxembourg que “la question du socialisme a seulement été posée en Russie. Elle ne peut pas être résolue en Russie”.
Au troisième congrès des Soviets, en janvier 1918, Lénine affirma:
la victoire finale du socialisme dans un seul pays est bien entendu impossible. Notre contingent d’ouvriers et paysans qui soutient le pouvoir soviétique est un des contingents d’une grande armée mondiale.
Il répétait, en mars, au moment du traité de Brest-Litovsk:
il est absolument vrai que, sans révolution allemande, nous sommes perdus.
Dans ses Thèses d’avril de 1917, Lénine avait affirmé la nécessité d’une nouvelle internationale pour remplacer la Seconde, broyée par l’impérialisme en août 14. La guerre elle-même commençait à fournir les bases matérielles de cette internationale quand les ouvriers et les ex-sociaux-démocrates intensifièrent la résistance à leurs propres gouvernements. La fin de la première guerre mondiale est due aux grèves de Vienne, Hambourg, Brème et autres villes allemandes. Quand la nouvelle de l’insurrection de Vienne parvint à Moscou, Karl Radek, un des leaders bolchevik, fit la remarque suivante sur les manifestations spontanées devant le Kremlin:
nous n’avons jamais rien vu de semblable. Ouvriers, hommes et femmes, et soldats de l’Armée Rouge marchèrent jusqu’à tard dans la nuit. La Révolution mondiale était arrivée. Les masses populaires écoutaient leur pas d’acier. Notre isolement était fini.
Ce qui était un peu prématuré. Bien que beaucoup d’ouvriers et ex-soldats d’Europe avaient commencé à adhérer à l’idée des soviets, cela n’avait pas, dans la majeure partie des pays, pris la forme de nouveaux partis communistes. Même dans un pays comme l’Allemagne, les révolutionnaires n’avaient pas réussi à se distinguer clairement des socialistes social-chauvins. Bien que Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht aient constitué la Ligue Spartakus, ils restaient à l’intérieur de l’USPD centriste (qui comprenait Kautsky et Bernstein) par peur de s’isoler des masses. Ce qui ne faisait qu’entretenir la confusion parmi les ouvriers et isoler les Spartakistes de groupes minoritaires mais politiquement clairs, comme la Gauche de Brème et les Socialistes Internationaux (ISD puis IKD). Comme les sociaux-démocrates ne s’opposaient pas ouvertement aux soviets mais agissaient en sous-main pour les détruire, les Spartakistes n’étaient pas considérés comme les uniques défenseurs des conseils ouvriers (comme ce fut le cas des bolcheviks en Russie). Pour reprendre la citation initiale de Victor Serge, la grande mystification de la bourgeoisie d’Europe Occidentale, qui associait les soi-disant socialistes à sa défense, fut un facteur déterminant pour contenir l’expansion de la Révolution en Allemagne et ailleurs.
La nouvelle, en janvier 1919, d’une réforme de la Deuxième Internationale, amena les bolcheviks à tâter le terrain pour la formation d’une nouvelle Internationale qui pourrait se faire à Berlin. Avant qu’elle puisse se réunir, Liebknecht avait précipité l’insurrection spartakiste qui fut brisée par la social-démocratie alliée aux corps francs pré-fascistes. En représailles, des centaines d’ouvriers furent tués et Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht furent brutalement assassinés. La première réunion de l’Internationale fut déplacée à Moscou. Ce déplacement devait être temporaire, jusqu’à ce que la révolution éclate à l’Ouest. En tout cas, ce fut le premier pas dans l’enchevêtrement entre la révolution russe et l’Internationale. Et, parce que le parti russe dominait physiquement et idéologiquement l’Internationale, elle devint rapidement un organe de défense du pouvoir soviétique en Russie, quels que soient les problèmes rencontrés. Le premier congrès de l’Internationale Communiste ne fit guère plus que de déclarer sa propre existence. Les cinquante délégués qui se réunirent à Moscou n’avaient pas tous des mandats formels, ce qui accrut l’hégémonie bolchevique dans le nouveau groupe. Ce n’était pas exactement ainsi que Lénine décrivait la situation en annonçant dans l’Internationale Communiste que:
la nouvelle troisième Association Internationale des Travailleurs a, dans une certaine mesure, commencé à coïncider avec l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques.
Il voulait indiquer que le processus de développement de la révolution mondiale serait accompagné par la progression du socialisme en Russie. Hélas pour le prolétariat, le processus s’orienta dans la direction opposée. La contre-révolution croissante en Russie allait aussi briser les vues révolutionnaires de la Troisième Internationale. Tout cela ne pouvait être observé en 1919, quand la révolution mondiale et la contre-révolution capitaliste étaient étroitement liées, l’existence encore fragile de la Troisième Internationale était un drapeau qui pouvait réunir tous les ouvriers. Au début de l’année, la révolution éclatait en Bavière et en Hongrie, où des Républiques Soviétiques étaient proclamées. Les forces de l’Entente (Grande Bretagne, France et USA) devaient faire face aux mutineries de leurs propres forces en Russie. Lloyd Georges, Premier Ministre anglais, annonçait non seulement que l’intervention britannique était finie, mais que les révoltes sur le Clyde et au sud de pays de Galle alarmaient l’Etat sur le front intérieur:
... si une opération militaire était entreprise contre les bolcheviks, l’Angleterre deviendrait bolchevique et il se constituerait un soviet à Londres.
Lénine parlait de juillet 1919 comme “notre dernier mois difficile” parce qu’avant un an, il y aurait la victoire de la “République Soviétique Internationale”. Toutefois, l’atmosphère turbulente qui menaçait le capitalisme ne dura pas longtemps. A la fin mai, la république soviétique bavaroise, isolée même en Allemagne, tombait. Elle fut suivie en août par la république soviétique hongroise qui succombait à cause de disputes internes et face à l’armée roumaine appuyée par les Alliés. A l’automne, la menace Blanche, en Russie, atteignait son maximum. Youdenitch était aux portes de Petrograd, Koltchak arrivait de Sibérie et Denikine d’Ukraine. En octobre et novembre, la survie du régime ne tenait qu’à un fil.
Comme si cela ne suffisait pas, le jeune Parti Communiste Allemand, qui avait perdu ses meilleurs leaders dans les tentatives insurrectionnelles de janvier à mars 1919, divisé par Paul Lévi au congrès d’Heidelberg en octobre 1919. le parti, pour augmenter son influence, avait adopté la tactique d’utiliser le parlement et les syndicats existants, mais avec peu de voix d’avance. Lévi, pas satisfait de cette victoire, proposa (en allant contre les suggestions des bolcheviks) l’expulsion de tous ceux qui avaient voté contre la majorité. L’aile gauche, qui représentait la moitié du parti et contrôlait les sections d’Allemagne du Nord (y compris Berlin) scissionna pour former le Parti Communiste Ouvrier Allemand (KAPD). Des problèmes identiques surgirent sous diverses formes dans d’autres pays. Lénine chercha à attirer vers la Troisième Internationale tous ceux qui refusaient le réformisme démocratique, y compris les anarcho-syndicalistes. A cette époque, il déclarait aussi aux groupes anglais qui débattaient pour former le parti qu’il était favorable à l’utilisation des syndicats et de la tactique parlementaire, mais qu’il ne condamnait pas ceux qui adoptaient d’autres tactiques.
Avant la fin de 1920, la guerre civile était gagnée, mais la Russie restait isolée, mais, comme on l’a remarqué au début de cet article, c’était en fait une victoire à la Pyrrhus. La production industrielle était seulement d’un cinquième de celle de 1913 et la production agricole était descendue de moitié. L’économiste bolchevik L Kritsman décrivait la situation comme un effondrement “sans équivalent dans l’histoire de l’humanité”. La politique d’envoi de détachements militaires dans les campagnes durant la guerre civile avait provoqué 113 révoltes (50000 paysans suivirent l’ex-SR Antonov dans la région de Tambov). Les bolcheviks réussirent à conserver le pouvoir d’Etat, mais, comme le reconnu plus tard Boukharine(et d’autres chefs bolcheviks, parmi lesquels Lénine), ils avaient conservé la pouvoir d’Etat mais avaient perdu le prolétariat. Pour Lénine, ce simple fait était la raison la plus importante de la révolte de Kronstadt en mars 1921.
Les grèves de Petrograd et Kronstadt
Il n’y a pas de nom plus émouvant que celui de Kronstadt dans l’histoire de la révolution russe. Il constitue le point d’orgue de la compréhension de la façon dont la révolution a glissé vers la défaite. Pour la majorité des trotskistes ou des staliniens, ou bien il s’agit de la réaction blanche, qui tirait parti des terribles conditions de vie à la fin de la guerre pour fomenter une révolte contre le prolétariat ou, (selon la version du SWP Anglais) parce que les marins de Kronstadt étaient alors tous des paysans et la révolte doit être considérée comme une expression de la petite bourgeoisie. Pour les anarchistes, c’est la vraie troisième révolution contre la dictature bolchevique et, pour les historiens de la classe capitaliste, un épisode glorieux démontrant que toute alternative à leur système finit en massacre. E H Carr consacre seulement deux lignes à la révolte de Kronstadt dans le volume 1 de La Révolution Bolchevique. Ce qui met en évidence que son livre est une histoire de l’Etat soviétique et non du prolétariat révolutionnaire. Pour les révolutionnaires d’aujourd’hui, la question ne peut être liquidée aussi facilement, étant donné qu’elle influence notre façon de répondre aux questions posées par la dernière expérience révolutionnaire.
En 1921, le pouvoir soviétique était devenu une coquille vide. Les élections aux soviets étaient sous l’attention ombrageuse de la Tcheka. Parallèlement, des gardes armés surveillaient les usines, le taylorisme et la direction concentrée entre les mains d’un seul homme étaient imposés à la classe ouvrière la plus révolutionnaire de l’histoire. Les ouvriers acceptaient tout cela dans la mesure où la guerre civile contre les Blancs créait une situation exceptionnelle. A la même époque, ils avaient aussi accepté, dans l’armée, de renoncer à l’élection des officiers à partir du moment où Trotski avait introduit des membres de l’ancienne classe des officiers pour vaincre les Blancs. Mais, quand le dernier général Blanc fut expulsé de Russie, en décembre 1920, divers signes laissaient déjà présager que ce régime d’exception allait perdurer. Les réquisitions de blé continuèrent, Trotski allait même jusqu’à annoncer que les méthodes de l’Armée Rouge devraient être imposées à tous les travailleurs (débat sur la militarisation du travail) et il n’y eut pas de nouvelles élections aux soviets. Partout, on parlait de “discipline de fer” et de plus de dictature. Il n’est pas étonnant si le parti, de plus en plus un parti de fonctionnaires et non d’ouvriers, était en proie à la bureaucratisation.
Cette bureaucratisation, à son tour, amena la naissance d’une opposition parmi des groupes prolétariens à l’intérieur du parti: des groupes comme les Centralistes-Démocratiques, dirigés par Ossinski et Sapronov, l’Opposition Ouvrière, dirigée par Chlapnikov et Alexandra Kollontaï et le Groupe Ouvrier avec Miasnikov. Ces groupes, quelles que soient par ailleurs leurs faiblesses ou leurs erreurs, voulaient retourner aux principes révolutionnaires de 1917. Il n’est pas surprenant qu’en 1921, Lénine puisse affirmer:
nous devons avoir le courage de regarder en face la cruelle vérité. Le parti est malade, le parti a la fièvre. Et, à moins qu’il n’arrive à guérir de sa maladie rapidement et radicalement, une rupture se produira qui aura des conséquences fatales pour la révolution.
Mais, avant que le débat puisse avoir lieu au cours du dixième congrès du Parti Communiste de Russie, en mars, les ouvriers de Petrograd et Moscou se mettaient en grève. A Petrograd, les grèves étaient massives et demandaient la liberté de presse, la libération des prisonniers politiques et le retour à la démocratie dans l’Etat. Certains demandaient l’ouverture de marchés locaux d’alimentation pour freiner les restrictions (qui se transformerait en famine en 1921). Les contres-révolutionnaires, eux, essayaient de tirer parti de la situation pour demander le retour de l’Assemblée Constituante. La réaction bolchevique fut la panique. Les troupes furent envoyer pour briser les grèves et arrêter les leaders. La Tcheka répandait de fausse information, disant que le mouvement était dominé par des éléments paysans (puisque à cette époque, il ne restait à Petrograd qu’un petit noyau prolétarien). Le facteur décisif pour l’arrêt des grèves fut l’arrivée de nouveaux ravitaillements de pain, l’annonce de nouvelles baisses dans les rations ayant d’ailleurs été le premier motif de leur déclenchement.
La révolte de Kronstadt, qui éclata dans la base navale, fut une réponse directe aux grèves de Petrograd et à la répression qui suivit. Le 28 février, une délégation arrivant de Petrograd fit un rapport sur la situation et le programme du navire Petropavlovsk fut adopté. Il demandait de nouvelles élections aux soviets et la liberté pour tous les socialistes et anarchistes. On peut observer que le programme ne mentionnait pas la liberté pour la bourgeoisie et que la flotte rejeta sans réserve la proposition réactionnaire de reconvoquer l’Assemblée Constituante. Du point de vue économique, le programme revendiquait des rations plus abondantes, la limitation du travail manuel, et la possibilité pour les paysans de produire librement tant qu’ils n’utilisaient pas de travail salarié. C’était effectivement beaucoup moins “capitaliste” que la Nouvelle Politique Economique que Lénine avait déjà commencé à appliquer avant que la révolte n’éclate.
Kalinine, qui devint plus tard le président stalinien de l’URSS, fut envoyé à Kronstadt où il ne fit que dénoncer la flotte (qui n’était pas encore complètement révoltée). La riposte fut l’impression d’Izvestia de Kronstadt (Nouvelles de Kronstadt) qui déclaraient:
le Parti Communiste, maître de l’Etat, s’est détaché des masses. Il s’est démontré incapable de tirer le pays du chaos. Les incidents innombrables qui ont eu lieu à Petrograd et Moscou ont mit en lumière le fait que le parti a perdu la confiance des masses.
La réponse bolchevique consista à annoncer qu’il s’agissait d’un “complot des Gardes Blancs” dirigé par un ex-général tsariste nommé Koslovski. Le fait qu’à Paris, des journaux émigrés aient mentionné des troubles à Kronstadt fut utile pour fournir les preuves nécessaires, malgré le rejet notoire de la contre-révolution à Kronstadt. Fondamentalement, les bolcheviks voyaient la contre-révolution comme venant exclusivement de l’étranger, de ce fait, les Kronstadiens ne pouvaient combattre que pour cette contre-révolution-là. Des considérations stratégiques importantes augmentaient la panique de milieux gouvernementaux. Tant que la mer autour de Kronstadt était gelée, il était possible de l’atteindre, mais quand, le printemps arrivé, la glace serait fondue, elle deviendrait impossible à atteindre et de ce fait, potentiellement une base d’où pourraient opérer une force capitaliste étrangère. Ce qui faisait qu’on ne pouvait pas conter sur de longues négociations. Trotski envoya un ultimatum (qui, en fait, ne mentionnait pas que les marins seraient “tirés comme des perdrix”, comme il était indiqué dans un tract du Comité de Défense de Petrograd dirigé par Zinoviev). Le refus se produisit le 7 mars 1921, dans les Izvestia de Kronstadt on dénonçait Trotski, le “dictateur de la Russie soviétique”. La première attaque eut lieu le lendemain, mais ce fut un échec et 500 soldats gouvernementaux furent tués.
Il y eut ensuite une pause, parce que le même jour débutait le Xème congrès du Parti Communiste Russe (bolchevik). Ce congrès fournit une nouvelle preuve du fait que 1921 est un tournant décisif pour le destin de la révolution soviétique. Trois questions fondamentales étaient à l’ordre du jour: le rôle des syndicats dans le système soviétique, la politique à adopter dans les campagnes, en considérant que la situation d’urgence de la période de guerre civile avait réduit la production à la moitié de celle de 1913, enfin l’abolition des courants à l’intérieur du parti.
La question des syndicats était dominée par le débat avec l’opposition Ouvrière dirigée par Alexandra Kollontaï et Alexander Chliapnikov. L’Opposition Ouvrière voulait que les syndicats assument la direction de la production mais, n’ayant le soutien que d’une cinquantaine de délégués, la résolution finale sur “le rôle et les devoirs des syndicats” rejeta la proposition. Il fut décidé, au contraire, que les syndicats devaient être “l’école du communisme” et donc ne devaient pas faire partie de l’appareil d’Etat. Dans ce cadre, l’accord fut conclu que “les syndicats sont le seul secteur... où la sélection des dirigeants doit se faire par les masses organisées”. Ce qui est une preuve de l’ampleur du déclin du pouvoir soviétique puisqu’il implique qu’il ne puisse y avoir aucun retour de la démocratie soviétique.
Le 15 mars, le Congrès reconnut la nécessité d’une Nouvelle politique Economique de façon à ce que les réquisitions en grains soient remplacées par une taxe. Concrètement, cette concession aux paysans allait bien plus loin que ce qui était demandé à Kronstadt. Beaucoup de Bolcheviks s’y opposèrent, y compris Ossinski du groupe Centralisme Démocratique. Riazanov qualifia la mesure de Brest(-Litovsk, ndt) paysan, la considérant comme une nouvelle concession à une classe ennemie. La réplique de Lénine fut que “seul un accord avec la paysannerie peut sauver la révolution”.
De fait, la NEP laissait présager une attaque de grande envergure contre la classe ouvrière car elle entraînait la privatisation des petites entreprises. Sans le soutien de l’état, elles allaient se mettre à licencier et on assista à une augmentation du chômage et à une chute des salaires. Le parti Bolchevik était à ce moment là tout à la fois un parti gouvernant un Etat qui essayant de tenir fermement pour la révolution mondiale et en même temps un promoteur de la contre-révolution paysanne. Malgré tout, tant que le Parti restait fidèle à ses traditions de débat ouvert, les révolutionnaires pouvaient conserver quelques espoirs pour le futur. Quoi qu’il en soit, la résolution finale du Xème congrès du Parti appelait à l’interdiction des fractions (l’Opposition Ouvrière et les Centralistes Démocratique étaient nommément désignés dans la résolution). Si cela n’eut pas l’effet espéré (des fractions continuèrent à apparaître jusqu’en 1927) il obligea les bolcheviks à défendre le Parti plus vigoureusement qu’auparavant. Lénine semblait avoir réagi de façon excessive à la menace que représentaient les diverses tendances sur le débat sur les syndicats. Il pensait que l’ Opposition Ouvrière jouait les syndicats contre le parti. A quel point il se trompait nous est montré par le fait que, pendant que les bolcheviks à Kronstadt défendaient la base navale, le reste du parti s’unissait pour la détruire. Ces oppositions participèrent, au milieu des 300 délégués qui prirent part à l’assaut final réussi le 18 mars. Ironie de l’histoire, la défaite de la Commune de Kronstadt eu lieu exactement cinquante ans après que la Commune de Paris eut été proclamée. Serge trouva quelque peu révoltantes les commémorations de la Commune de Paris étant données que 10000 militants avaient perdu la vie sur la glace, 1500 défendeurs avaient étés tués et 2500 autres capturés. Certains, parmi ceux-là, furent tués par la Tcheka. Serge lui-même soutint l’attaque. Sa critique douloureuse de la situation est la meilleure qu’un contemporain pouvait écrire.
Avec bien des hésitations et une angoisse inexprimable, mes amis communistes et moi, nous nous prononcions finalement pour le parti. Voici pourquoi. Kronstadt avait raison. Kronstadt commençait une nouvelle révolution libératrice, celle de la démocratie populaire. “La troisième révolution” disaient certains anarchistes bourrés d’illusions enfantines. Or, le pays était complètement épuisé, la production presque arrêtée, il n’y avait plus de réserve d’aucune sorte plus même de réserve nerveuse dans l’âme des masses. Le prolétariat d’élite, formé par les luttes de l’ancien régime, était littéralement décimé. Le parti, grossi par l’afflux des ralliés au pouvoir, inspirait peu de confiance. Des autres partis ne subsistaient que des cadres infimes, d’une capacité plus que douteuse. [...]
Si la dictature bolchevik tombait, c’était à brève échéance le chaos, à travers le chaos la poussée paysanne, le massacre des communistes, le retour des émigrés et finalement une autre dictature anti-prolétarienne par la force des choses.
C’est, en gros, ce que dirent plus tard les leaders bolcheviks, même si, avant qu’elle ne tombe, ils répétaient les mensonges de la Tcheka sur “Kronstadt, complot des Blancs”. Boukharine écrivit que les choses n’étaient pas ainsi, mais qu’ils avaient dû étouffer la révolte “de nos frères prolétaires dans l’erreur”. Plus tard, Lénine, affirma avec acuité que le peuple de Kronstadt ne voulait ni du gouvernement des Blancs, ni des Bolcheviks, mais “qu’il n’y en a aucun autre”. Ce qui était accepté sur le plan international à cette époque. Jusqu’au KAPD, qui était déjà en train de passer à l’opposition contre la Troisième Internationale, qui reconnu, en 1921, que la répression de Kronstadt était nécessaire.
De toute façon, une chose est de dire que tous les internationalistes, à cette époque, soutenaient la nécessité d’une défaite de Kronstadt, autre chose est de ne pas tirer de leçon de ces évènements. Tandis que Trotski, en août 1940, pouvait encore écrire dans sa biographie de Staline que la suppression de Kronstadt avait été une tragique nécessité, aujourd’hui, nous pouvons examiner plus en profondeur sa leçon historique. Dans cette optique, on ne peut considérer Kronstadt comme un cas isolé. Comme on a put l’observer plus tard, quel que soit le côté qui vaincrait, il s’agirait d’une victoire de la contre-révolution. Dans tous les cas, tandis que la défaite de Kronstadt était une défaite du pouvoir soviétique en Russie, les perspectives pour la révolution internationale restaient ouvertes, et ce fait était le facteur décisif pour les révolutionnaires de l’époque.
Le vrai problème réside dans le fait que parti et Etat soient devenus une seule et même chose.
La leçon à tirer est que le parti doit être le parti du prolétariat international, quoi que fassent ses membres dans les soviets d’un territoire particulier. Dans l’avenir, il y aura peut-être des circonstances dans lesquelles des membres du parti s’affronterons à cause d’une situation matérielle similaire à celle de 1921, mais le parti du futur, en tant qu’organisation, sera international. Et pas simplement dans l’esprit. Il ne sera pas lié à une entité territoriale. Si le pouvoir soviétique est ce qu’il déclare être, alors les soviets de chaque territoire peuvent voter et destituer les délégués du parti, mais le parti lui-même prend parti uniquement pour le programme de la révolution prolétarienne internationale. Il n’est pas l’Etat, ni ne le gouverne, pas même dans le semi-Etat ouvrier de la transition du capitalisme au communisme. Pour les révolutionnaires de cette époque, le jeune Etat ouvrier avait survécu à un moment critique. Pour nous, après coup, nous savons que quoiqu’il pouvait se passer à Kronstadt, la contre-révolution était déjà en marche. Nous en subissons encore les conséquences.
L’Action de Mars et le Troisième congrès de l’Internationale Communiste
Kronstadt ne fut pas le seul événement du mois indiquant le reflux de la vague révolutionnaire. En Allemagne, comme on l’a vu, les communistes s’étaient, en 1919, divisés entre KAPD et KPD et toutes les tentatives de les réunifier trouvait une oreille sourde des deux côtés. Pour sa part, le KPD oscillait, depuis sa naissance entre putschisme et passivité. Sa participation à l’Action de Mars se révélait un désastre qui non seulement lui coûta les deux tiers de ses membres (tombant de 450 000 à 180 000 en trois mois), mais il sapa le moral et la volonté révolutionnaire de la classe ouvrière. Le KPD répondait d’une part à une provocation de l’armée (qui cherchait à désarmer les ouvriers), d’autre part aux encouragements de Radek et Béla Kun qui voulaient qu’il aide à rompre l’isolement de la Russie soviétique, enfin il voulait se montrer plus décidé dans l’action que pendant le putsch de Kapp quand il avait laissé le SPD organiser les grèves qui avaient vaincu la tentative de coup d’Etat de la droite. A la fin de l’Action de Mars, le leader du parti Eberlein chercha à stimuler l’ardeur des ouvriers à poursuivre le combat en incendiant des sièges du KPD - une tactique qui fit faillite aussitôt qu’elle fut dénoncée par la classe dominante. Le fiasco fut total quand les ouvriers de Hambourg qui voulaient continuer finirent par s’affronter avec les ouvriers qui considéraient l’Action comme terminée.
Longtemps avant la défaite de l’Action de Mars en Allemagne, la Russie négociait sa survie dans la situation impérialiste d’après-guerre. Ça n’impliquait pas automatiquement de renoncer à la révolution mondiale, mais simplement de reconnaître la faiblesse de l’économie soviétique et le besoin de reprendre le commerce avec l’extérieur. Le 16 mars 1921, deux jours avant l’assaut final contre Kronstadt, le gouvernement britannique signa l’accord commercial anglo-soviétique qui reconnaissait de fait le gouvernement bolchevique en échange de la suspension de toute propagande contre les Anglais en Afghanistan et en Inde. Quelle qu’aient été les négociations secrètes avec l’armée et le gouvernement allemand, même quand l’Action de Mars se déroulait, une mission commerciale allemande dirigée par Rathenau alla à moscou. Le commissaire soviétique pour le commerce extérieur, Krassine, à ce moment critique, avertit les travailleurs allemands que les grèves entravaient les livraisons à l’Union Soviétique!
Une nouvelle preuve que la vague révolutionnaire était en train de mourir vint du troisième congrès de la IIIème Internationale Communiste, en juin-juillet 1921. Trotski déclara aux délégués qu’en 1919, on attendait la révolution de mois en mois. Maintenant, on parlait “d’une question d’années”. La débâcle de l’Action de Mars et de la révolte de Kronstadt pesait sur les dirigeants bolcheviks qui organisèrent les principaux débats. On n’était plus dans l’ambiance révolutionnaire intransigeante dans laquelle on avait adopté les 21 conditions du second congrès. A cette période, la question principale était de savoir comment les Parti Communistes pouvaient avoir une base de masse. Etant donné que la vague révolutionnaire refluait, cela signifiait chercher une alliance avec les sociaux-démocrates qui s’étaient unis aux fronts impérialistes en 1914 et étaient complices de l’assassinat de centaines de communistes par des crypto-fascistes. Le troisième congrès représente une autre fracture dans le tournant contre-révolutionnaire de 1921. Il montre combien le destin de l’Internationale resterait lié au parcours de la contre-révolution en Russie. Celui-ci pesa énormément dans le débat sur ce qu’on avait précédemment appelé la “question nationale et coloniale”. Auparavant, l’Internationale avait surévalué les luttes de libération nationale contre l’impérialisme, les considérant comme étroitement liées à la lutte pour le communisme. Maintenant (9 mois seulement après la Conférence de Bakou) on ne parlait même plus de “conflits nationaux et coloniaux” mais de “question orientale”. Un traité commercial avec l’empire Britannique et d’autres avec la Perse (l’Iran) et la Turquie impliquaient que ces pays ne devaient pas être attaqués. Il n’est pas étonnant que le communiste indien M N Roy ait exprimé la seule critique vraiment importante sur le débat, dénonçant la politique du Komintern comme du “pur opportunisme” “plus adapté à un congrès de la seconde Internationale”.
On pouvait dire la même chose sur le glissement vers la social-démocratie en général. Le front unique avec les bouchers de la classe ouvrière allait être proclamé au Troisième Congrès, s’il ne l’avait pas déjà été par le leader disgracié du KPD, Paul Levi, qui venait d’être expulsé au début de l’année. L’exhortation des dirigeants bolcheviks à ce Troisième Congrès fut au contraire d’aller “aux masses”. Mais les Communistes utilisaient déjà cette idée, même quand ils essayaient de diviser les partis sociaux-démocrates. Pour autant, que signifiait le nouveau slogan? Rien de plus qu’un rapprochement avec la social-démocratie à tous les niveaux. Du fait que nos prédécesseurs à la tête du Parti Communiste d’Italie n’avaient pas de problème pour accepter ce slogan, ils décidèrent de l’appliquer d’une façon différente. Pour eux, aller “aux masses” signifiait s’unir aux ouvriers les partis sociaux-démocrates dans les grèves et les autres actions, mais en continuant à s’opposer à la politique de collaboration de classe de leurs leaders. A partir de décembre, quand le Parti Russe adopta pour la première fois le slogan de “front unique”, il devint clair que l’idée n’était pas de travailler avec les masses, mais bien avec leurs dirigeants - cela fut le premier pas vers l’abandon de la voie révolutionnaire à l’échelle internationale. Il ne fut pas annoncé comme tel, mais, de fait, les choses sont ainsi. Si l’année 1921 montre que la Révolution en Russie s’était retournée contre la classe ouvrière, elle représente aussi le début du processus conduisant à l’abandon de l’internationalisme prolétarien. Selon le jugement de nos camarades du Partito Comunista Internazionalista, le Troisième Congrès fut le tournant de l’histoire de l’Internationale Communiste:
Les contradictions qui enserraient la première expérience révolutionnaire à l’échelle mondiale augmentaient. Faire la révolution dans un quelconque pays, défaire momentanément sa propre bourgeoisie sur le terrain militaire, ne signifie pas avoir construit le socialisme, mais seulement avoir créé les conditions politiques indispensables. Il est en effet indispensable de détruire l’instrument politique dont se sert la bourgeoisie pour maintenir sa domination en tant que classe, lui substituant un autre instrument politique, prolétarien cette fois, organisé sur la base d’une dictature de fer, mais ce n’est pas, en soi, suffisant. Pour que l’on puisse marcher effectivement vers la construction du socialisme, il faut avoir en main une structure productive suffisamment développée, une autonomie économique par rapport au marché international pratiquement absolue, des conditions qui manquaient complètement à la Russie dans ces années là. C’est pourquoi l’unique voie de salut pour la très arriérée Russie résidait dans la victoire révolutionnaire dans un des pays de l’Occident européen, le mieux étant qu’il soit industriellement avancé. Il en résultait que l’IC et le parti bolchevik qui, bon gré mal gré, en représentait l’épine dorsale, multiplièrent les efforts pour accélérer ou tout au moins favoriser, sur la base correcte des deux premiers congrès, des solutions révolutionnaire et non pas de compromis.
Quoique camouflé, le renoncement à l’autonomie du parti de classe et à la dictature du prolétariat ne servait ni à convaincre les chefs de la social-démocratie, ni à réunifier les masses autour d’un programme révolutionnaire, compromis, mais uniquement à embrouiller les idées du prolétariat international, à émousser l’instrument politique de sa lutte et à en obscurcir les objectifs.
Il est légitime de se douter que chez les éléments responsables du parti bolchevik et de l’IC, au delà des positions officielles, l’on commence à considérer que la situation devait privilégier la situation toujours précaire de la Russie à travers une politique internationale d’alliances avec les forces social-démocrates pour garantir une ceinture de sécurité plus consistante, plutôt que de poursuivre sur la route du développement révolutionnaire. C’est uniquement sous cet aspect que les modifications tactiques sur le front unique et sur le gouvernement ouvrier sortent de l’équivoque et prennent leur forme réelle.
Le premier mai 1922, pour la première fois, le slogan “révolution mondiale” ne fut pas parmi les slogans adoptés par le Parti Communiste Russe.
La signification de tout cela n’était pas évidente pour les révolutionnaires de l’époque. Dans tout processus, on assiste à des retours en arrière, et les révolutionnaires doivent conserver un optimisme rationnel par rapport aux possibilités de renversement des ces reflux. Trotski défendait l’adoption du mot d’ordre “aux masses” en tant que “stratégie de la retraite temporaire”, mais temporaire jusqu’à quand? En 1922, Bordiga critiquait ouvertement “le danger d’assister à la dégénérescence du Front Unique en révisionnisme communiste”. En 1924, il demandait l’abandon des mots d’ordre Front Unique et Gouvernement Ouvrier parce que sources de confusion. De toute façon, à ce moment là, une dégénérescence supplémentaire avait affecté tous les partis communistes de l’Internationale soumis à la “bolchevisation”, puisque leurs chefs étaient choisis en fonction de leur soumission à Moscou et en fonction des intérêts de la politique étrangère de l’Etat soviétique. Gramsci remplaça Bordiga sous la pression de Moscou et il utilisa divers moyens d’organisation pour détruire l’hégémonie que la Gauche Communiste Italienne exerçait sur le Parti Communiste d’Italie (hégémonie qu’elle garda malgré tout jusqu’au congrès de Lyon, en 1926). C’était l’époque où nos prédécesseurs politiques de la Gauche Communiste avaient créé le “Comitato d’Intesa” (Comité d’Entente) dont la plate-forme résumait l’opinion sur le fiasco complet de la politique du Komintern.
Il est faux de penser que des expédients et des manœuvres tactiques peuvent élargir la base du Parti dans n’importe quelle situation parce que le rapport entre le parti et les masses dépend en grande partie de la situation objective.
La révolution est l’affaire des masses
Pour conclure, l’année 1921 n’est pas simplement une succession de reflux isolés, mais elle représente la véritable fin de la vague révolutionnaire et l’irrévocable début du renversement du processus qui avait mis la révolution prolétarienne mondiale à l’ordre du jour. Pour les révolutionnaires de l’époque, il était évident que l’on assistait à un reflux massif à l’échelle internationale. Les Bolcheviks étaient convaincus qu’ils devaient maintenir uni le bastion prolétarien originel jusqu’à ce que la révolution mondiale arrive. Mais la faiblesse du prolétariat russe fit que le Parti Bolchevik se transforma progressivement en non seulement en dirigeant de l’Etat, mais en l’Etat lui-même. Et cet Etat se montrait toujours plus un Etat du capitalisme soviétique naissant contre la classe ouvrière. C’est ainsi que l’on assiste à l’une des plus confuses contre-révolutions de l’histoire, dans laquelle le parti qui avait été la plus grande expression de la classe ouvrière en 1917 se transformait en agent de la défaite prolétarienne à cause de circonstances historiques liées à la guerre du prolétariat russe isolé face à l’impérialisme. Rien de tout cela ne passa inaperçu pour les oppositions internes du Parti Bolchevik et à Lénine lui-même. Au XIème congrès du Parti Communiste Russe, en mars 1922, il parla ainsi aux délégués:
... et si nous considérons cette énorme machine bureaucratique, cet appareil gigantesque, nous devons nous demander: qui commande ici? Nous doutons sérieusement que ce soient les communistes qui dirigent cet appareil. A dire vrai, ils ne commandent pas, ils sont commandés.
En tout cas, c’est seulement à posteriori que l’on a pu voir en 1921 l’année au cours de laquelle la révolution fut perdue, et ce fait doit être pris en considération de notre analyse de l’expérience russe. Ce qui découle d’une telle expérience n’est pas la conclusion conseilliste que tous les partis sont bourgeois (comme l’a soutenu Otto Ruhle avant de courir travailler auprès du gouvernement mexicain du Parti Révolutionnaire Institutionnel!). La classe ouvrière n’ayant aucune propriété à défendre, sa conscience (incarnée dans son programme) ne peut prendre que la forme d’un corps collectif. C’est pourquoi certains ouvriers, en fonction de leur expérience, arrivent aux idées révolutionnaires avant d’autres, et sont tenus de prendre la direction en s’organisant eux-même. Ce qui implique un corps politique qui n’est pas basé sur le compromis avec la classe capitaliste, mais en est l’adversaire constant. Cela ne peut signifier, pour nous, qu’un parti révolutionnaire. Ce que 1921 et le déclin de la révolution démontrent, quoi qu’il en soit, est que ce parti doit être international et centralisé avant l’explosion révolutionnaire. En outre, ce parti, en tant qu’organisation, doit rester hors de toute fonction gouvernementale ou d’Etat, quelles que soient les tâches qu’accomplissent ses membres locaux. Au niveau local, le pouvoir est exercé par les soviets des ouvriers armés. Ce sont les uniques organes d’Etat jusqu’à ce que la bourgeoisie soit supprimée de la surface du globe. Le Parti est l’avant-garde politique qui défend le programme du communisme plutôt qu’un quelconque territoire déclarant être sur la voie du communisme. Certains pourraient objecter que tout ça est utopique et idéaliste, mais nous devons nous souvenir que Lénine, au Xème congrès du Parti,
caressa un instant l’idée de réaliser la séparation du Parti et de l’Etat. Il encouragea une spécification claire, une démarcation nette des sphères respectives et proposa qu’une plus grande autonomie et liberté soit accordée aux organes d’Etat par rapport aux interférences du Parti.
Ensuite, Harding nous dit que Lénine reconnu “quasi instantanément” que sa proposition n’aurait pas fonctionné. Mais c’est parce que la situation de 1921 rendait impossible de réécrire le passé. Les bolcheviks ne pouvaient renoncer au pouvoir d’Etat parce que les soviets étaient déjà des coquilles vides. Si cette proposition avait été avancée en novembre 1917, et que les soviets avaient conservé une vie politique, alors cela aurait été possible. En 1921, les Bolcheviks en étaient réduits à maintenir leur pouvoir d’Etat en espérant que “quelque chose aille de l’avant” pour la révolution mondiale.
Tout cela restera tout simplement une utopie si la classe ouvrière ne se met pas en marche de façon massive et n’anime pas le parti international et les conseils ouvriers. Finalement, la seule garantie de victoire est une expansion relativement rapide de la révolution, tout au moins aux principaux pays impérialistes parce que, tant qu’ils ne seront pas paralysés, ils auront la capacité de détruire toute initiative révolutionnaire. En imposant une guerre civile internationale à une république soviétique déjà épuisée, ils purent la détruire matériellement. Pendant que les bolcheviks gagnaient militairement sur le territoire russe, la défaite de la révolution mondiale partout ailleurs signifia que le conflit de classe était politiquement perdu. L’adoption de la NEP et du Front Unique en 1921 représentent l’épitaphe de cette défaite politique. La classe ouvrière en vit encore les conséquences.
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